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instabilité politique et administrative effrayante, des crises financières sans cesse plus graves, et, chez tous les fonctionnaires, un cynisme et une corruption sans pareils ! »

Voilà ce qu’a vu M. Grossi, durant ses nombreux et longs voyages à travers les républiques de l’Amérique du Sud. Peut-être a-t-il vu les choses plus sombres qu’elles ne le sont, car il paraît d’humeur pessimiste, et aussi porté à l’exagération. Mais sur le point particulier de l’émigration italienne, tous les témoignages qu’il cite s’accordent avec le sien. Abandonnés à eux-mêmes dans ces contrées inconnues, les malheureux émigrans n’ont bientôt d’autre pensée que de pouvoir revenir en Europe. Mais les gouvernemens qui les ont transportés à leurs frais ne se chargent pas de les rapatrier. Les pauvres gens passent tour à tour d’un pays à l’autre, d’un métier à l’autre, et un moment vient, tôt ou tard, où l’on n’entend plus parler d’eux.


Dans la même livraison de la même revue, M. Giuseppe Ricca-Salerno nous présente, sous des couleurs à peine moins sombres, la condition présente des paysans et des ouvriers en Sicile. On sait quels graves désordres viennent d’avoir lieu dans ce pays, et les mesures sévères qu’on a dû prendre pour les réprimer. Mais M. Ricca-Salerno nous affirme que ces mesures sont absolument inefficaces, et que les désordres qu’on croit avoir réprimés ne tarderont pas à renaître avec plus de violence, si l’on ne se décide pas à modifier de fond en comble l’état de choses dont ils sont une conséquence fatale. Ces troubles de Sicile, en effet, ne résultent pas, comme on l’a cru, de diverses causes temporaires, telles que les abus administratifs, l’incurie du gouvernement, les impôts locaux, le développement de la propagande anarchiste : leur vraie cause doit être cherchée, suivant M. Ricca-Salerno, dans la condition de plus en plus misérable des classes inférieures en Sicile. « De jour en jour, le contraste devient plus grand entre l’augmentation croissante de la population et la diminution du nombre des possesseurs du sol, entre l’élévation de la rente foncière et l’abaissement des salaires. » De là un mécontentement en vérité trop justifié ; et de là eus troubles qui ne sont que les manifestations extérieures d’une crise économique et sociale.

Cette crise, d’après M. Ricca-Salerno, se réduit presque entièrement, en Sicile, à une crise agraire. Elle est analogue à celle qui se produit en Irlande, où le développement excessif de la grande propriété a amené la ruine des petits cultivateurs et des tenanciers. Et on se tromperait à la croire nouvelle : elle dure déjà depuis plus de cent ans ; et personne peut-être parmi les économistes contemporains n’en a vu si clairement la cause et les effets qu’un auteur aujourd’hui tout à fait