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oublié, l’abbé Paolo Balsamo, professeur d’économie politique à l’Académie degli Studi dans les dernières années du siècle passé. En 1792, au retour de longs voyages en France et en Angleterre, ce savant homme fut chargé par le vice-roi d’étudier l’état de l’agriculture en Sicile, où il était né, et il a consigné les résultats de son enquête dans un long mémoire, dont une partie seulement a été publiée.

Ce qui l’a dès l’abord et constamment frappé, c’est l’extension et la toute-puissance de la grande propriété : « Durant tout mon voyage en Sicile, écrit-il, je n’ai fait que passer d’un fief dans un autre. En Angleterre et dans les autres pays de l’Europe, j’ai toujours observé une certaine gradation entre les propriétés : on Sicile, on va directement de celui qui possède beaucoup à celui qui ne possède rien. » Si encore les grands propriétaires s’occupaient eux-mêmes de leurs domaines ! Mais « il n’y en a pour ainsi dire pas un seul qui soit cultivateur. » Tous demeurent dans les villes ou sur le continent, et à leur place leurs biens sont gérés par des tenanciers qui à leur tour s’empressent de les sous-louer, « sans autre objet que d’exploiter de la façon la plus éhontée les cultivateurs indigènes. »

Aussi la condition de ces derniers était-elle bien misérable. « Je demandai un jour à un cultivateur, raconte l’abbé Balsamo, de me donner le compte de ses dépenses et du produit de ses récoltes, voulant voir quel était le gain qu’il retirait de sa culture. Ce brave homme, me voyant la plume à la main, prêt à inscrire les chiffres qu’il m’indiquerait, s’écria avec une grande énergie : « Écrivez d’abord que nous tous nous sommes réduits à cultiver la terre avec la certitude de perdre, au lieu de gagner ! — Mais alors, dis-je, pourquoi vous faites-vous cultivateurs ? — Parce que nous ne pouvons pas, nous ne savons pas faire autre chose, et que mieux vaut végéter misérablement que de mourir de faim ! »

Et tel est effectivement le cas pour tous les bourgeois de Sicile. Le salaire des ouvriers, comme l’on pense, subissait le contre-coup de cette misère des bourgeois. Les mieux payés, d’après le calcul de l’abbé Balsamo, recevaient un salaire inférieur de 40 pour 100 à celui des ouvriers anglais. Et beaucoup n’étaient pour ainsi dire pas payés, ne recevant d’autres gages que la nourriture et le logement. Et quel logement ! « Ils n’ont presque toujours qu’une seule chambre, où ils doivent habiter avec toute leur famille, et qui leur sert à la fois de cuisine, de chambre à coucher et de poulailler. »

Telle était, en 1792, la situation des cultivateurs siciliens. Elle est aujourd’hui, d’après M. Ricca-Salerno, infiniment plus misérable encore. « La Constitution sicilienne de 1812, qui supprimait le régime féodal, a entièrement tourné à l’avantage des propriétaires féodaux. On commença à ne plus tenir compte des droits collectifs des habitans des