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Dans le christianisme, pareillement, ils ont vu la glorification de l’amour et de l’idéal : c’est ce qu’y ont vu Joachim de Flore, et saint François d’Assise et Dante, qui faisait de l’amour « le moteur premier du soleil et des étoiles. »

M. Ferri étudie ensuite les développemens de cette conception morale dans l’œuvre des artistes, des poètes et des philosophes italiens de la Renaissance. Il nous les montre inspirant même les esprits les plus réfléchis, dictant à Giordano Bruno son dialogue des Fureurs héroïques et à Campanella son utopie de la Cité du soleil. C’est seulement dans notre siècle, et sous l’influence directe de Kant, que la notion du devoir a pénétré dans la philosophie italienne. Mais, à défaut de cette notion, il a suffi aux Italiens de sentir profondément l’attrait de l’amour et de la beauté pour s’élever à la conception la plus haute de la vie morale.

Et M. Ferri essaie à ce propos de prouver que Machiavel lui-même n’a pas été immoral. C’est seulement par désespoir, et devant l’impossibilité qu’il voyait de fonder sur la vertu la grandeur de l’Italie, que Machiavel a songé à montrer tout ce que pouvaient la force et la ruse pour rendre la santé à un corps social profondément atteint. Et rien n’est plus injuste, en tout cas, que de faire du machiavélisme un des traits essentiels du caractère italien. Ni le machiavélisme ni le jésuitisme ne sont des vices italiens. Ni l’un ni l’autre ne s’accordent avec cette conception esthétique de la morale qui est au fond de l’âme italienne. Et c’est à cette conception, au contraire, que l’Italie a dû ses héros : tous ont vu et aimé dans l’héroïsme une forme supérieure de la beauté. C’est elle encore qui a fait la grandeur des artistes italiens : elle leur a permis de vêtir leur foi religieuse d’un splendide appareil de forme et de couleur.

Mais, avec tout cela, M. Ferri estime que l’Italie aurait désormais avantage à se convertir plus sérieusement à la doctrine de l’impératif catégorique. « Pour admirable que soit l’enthousiasme, il a le tort de ne pas durer. Quand s’éteint l’ardeur de la passion, l’âme se laisse facilement aller au découragement et à l’inertie. Rien ne vaut une volonté ferme appuyée sur le sentiment du devoir et de la responsabilité. »

La Vita Italiana a publié dans une de ses dernières livraisons le fac-similé d’un document bien singulier. C’est une épitaphe rédigée en 1799 par Vittorio Alfieri pour son propre tombeau et pour celui de la comtesse d’Albany : « Pour moi et pour mon adorée compagne j’ai composé ces deux inscriptions funéraires, nous apprend le poète dans une note manuscrite ; et tous les jours nous allions nous préparant davantage à la mort. » La Toscane était alors à la veille d’une invasion française, et Alfieri avait la certitude que les Français ne manqueraient pas de lui faire payer de sa vie les épigrammes de son Misogallo. Il