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l’hégémonie de la Prusse sur l’Allemagne et le démembrement de la France ; mais l’histoire sera sévère pour de pareils procédés, et la génération actuelle, en Allemagne même, commence à en apprécier la valeur morale. Malgré tout, l’Allemagne peut pardonner à M. de Bismarck, car il a fait sa grandeur ; mais que doit penser l’Europe de son œuvre, si elle la juge par ses résultats ? Jamais la folie des armemens militaires n’a été poussée aussi loin qu’aujourd’hui, et cette folie n’est que prudence, obligation, nécessité. La paix du monde ne repose pas sur la satisfaction des grandes et légitimes aspirations nationales, mais sur la crainte de la guerre et l’incertitude de son dénouement. Pour augmenter cette crainte et cette incertitude, seules garanties de la paix, on arme, on arme encore, jusqu’au moment de plier sous le poids d’une armure décidément trop lourde. Jamais les frontières entre les nations n’ont été formées d’une haie plus profonde de canons de fusils et de baïonnettes. La diplomatie s’applique, et que peut-elle faire de mieux ? à organiser des coalitions de forces qui se fassent équilibre et se tiennent mutuellement en respect. A la première distraction, à la première défaillance de l’un de ces grands amis de la paix, les autres se jetteront sur lui et l’Europe sera en feu. Et à qui revient la responsabilité principale de cet état de choses ? A M. de Bismarck, incontestablement. Il s’est appliqué, dans son discours aux délégations parlementaires, à faire la part de chacun dans l’œuvre commune, et il y a mis même une coquetterie qui n’était peut-être pas exempte de quelque ironie : aux yeux du monde, il a été de beaucoup le principal acteur du grand drame dont les conséquences pèsent sur la fin du siècle. Peut-être le vote du Reichstag est-il un acte d’ingratitude envers un grand Prussien et même un grand Allemand ; mais il y a dans la conscience de l’humanité un tribunal secret où comparaissent toutes les gloires, même les plus hautes, et devant ce tribunal le vote du Reichstag ne sera pas infirmé.


En Espagne, le ministère libéral, que présidait M. Sagasta, est tombé : il a été remplacé par un ministère conservateur que préside M. Canovas del Castillo. Le fait en lui-même n’aurait rien d’anormal ni d’alarmant sans les circonstances qui l’ont accompagné. Depuis quelques années, on n’entendait plus parler de l’armée espagnole, si ce n’est lorsqu’elle se battait bravement, comme elle l’a fait il y a quelques mois sur les côtes du Maroc, et elle commençait à ressembler, soit dit sans l’offenser, à toute autre armée européenne. L’ère des pronunciamientos et des révoltes militaires paraissait terminée : toutefois, elle n’était pas encore assez loin dans le passé pour que toute manifestation de l’ancien mal, même relativement anodine, ne fût pas de nature à inspirer quelque inquiétude. Qu’un ministère tombe, en Espagne pu ailleurs, le fait est trop fréquent pour qu’on s’en émeuve ; mais,