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entrevoit un génie sublime, plus mélodique ou, pour mieux dire, plus monodique que celui de Palestrina ; moins que celui de Bach scolastique et rigoureux, génie allemand de naissance et de fond, mais de croissance et de culture italienne ; voilà toute la définition et toute l’explication de ce double et magnifique génie. Fils de l’Allemagne, Schütz fut l’amant de l’Italie, et de l’amour filial ou de l’autre on ne sait trop lequel en lui finit par l’emporter.

Né en 1585 à Köstritz, élevé à Cassel avec les enfans de la noblesse, il se rendit en 1607 à l’Université de Marbourg. Mais il avait une belle voix, la passion de la musique, et deux ans plus tard, le margrave Maurice l’envoyait étudier à Venise. Il y fut pendant quatre années l’élève de Gabrielli. Rappelé par l’électeur de Saxe, il revint, mais pour retourner encore en Italie, et longtemps ainsi deux patries et deux influences se partagèrent sa vie et sa pensée. La guerre de Trente Ans l’ayant éloigné de l’Allemagne, il passa en Danemark, où il dirigea la chapelle royale. Après la paix il rentra définitivement à Dresde, et il y mourut en 1672, plus qu’octogénaire, ayant porté cinquante-sept ans le titre de maître de chapelle de l’électeur de Saxe. Mais les titres mentent parfois, ou du moins ne disent pas toute la vérité. Le soleil de l’Adriatique avait à jamais échauffé et comme doré ce génie allemand, et quand le Kapellmeister saxon écrivait ses plus purs chefs-d’œuvre, il sentait son Italie lui battre dans le cœur.

« je veux en tout temps louer le Seigneur : Ich will den Herrn loben allezeit ; » ainsi commence un des Petits Concerts spirituels. Texte allemand et d’abord musique allemande aussi. Dès les premières mesures se révèle l’aïeul, le père même de Haendel et de Bach. Un siècle plus tard le Cantique de la Pentecôte ne débutera guère autrement que ce noble Magnificat. Mais attendez seulement la fin de la première phrase, que dis-je ? de chacune de ces phrases carrées. La mesure vive et à quatre temps va se ralentir et se fondre en mesure à trois temps ; un Alléluia infiniment doux viendra non pas briser le rythme, mais le détendre, l’assouplir, et sur chaque période qui s’achève posera pour ainsi dire en quelques accords le sourire et comme la caresse du génie italien.

Cela est beau ; mais ceci est plus beau encore, et M. Bordes décidément ne touche au passé qu’avec des mains heureuses. C’est une chose adorable que la Symphonie sacrée de Schütz sur les paroles du Christ : « Venez à moi vous tous qui souffrez, qui portez des fardeaux, et je vous soulagerai. » Une chose adorable, mais quelle chose ? Je le sais à peine, et j’hésite à la nommer. Ce n’est pas tout à fait un air, encore moins un récitatif : une cantilène plutôt, à la fois très définie et un peu flottante. Rien ici de la polyphonie palestinienne : une voix chante seule ; rien non plus du style fugué ni des fortes contraintes de Bach : cette voix chante librement. Deux violons commencent par faire entendre