Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/104

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

çà et là on voit monter la boule d’un vieux citronnier, la pointe noire d’un vieil if, arbres vénérables, plus feuillus que jamais, et que la main des grands califes a peut-être touchés.


GRENADE LA NUIT. — GRENADE LE JOUR. — L’ALHAMBRA. — LES GITANOS DE L’ALBAYCIN. — DANS UNE VIEILLE ÉGLISE


Grenade, 18 octobre.

J’arrive à Grenade la nuit. La gare est loin des hauteurs de l’Alhambra, où j’ai choisi mon hôtel, pour l’amour de ce nom magique. J’ai la tête pleine des enthousiasmes d’Henri Regnault et des vignettes de Gustave Doré. Tout s’annonce bien : une nuit sombre, une ville tortueuse, et, derrière ma voiture, une diligence de la sierra entrant à fond de train dans Grenade. Elle est fantastique, la vieille guimbarde espagnole ; elle bouche toute la rue comme un grand écran noir ; je ne vois ni les roues, ni les fenêtres, ni le majorai caché derrière sa lanterne, mais une masse d’ombre qui vient, et, en avant, dans une gerbe de rayons rouges, cinq mules cabrées, fumantes, couleur de feu. On dirait des bêtes échappées, des bêtes de lumière et de rêve, qui nous poursuivent, le cou tendu, les naseaux en sang, les oreilles bordées de pourpre. Elles s’évanouissent à un tournant. Nous passons sous une porte, et nous voilà dans une futaie montante. L’air devient froid. Plus de pavés, plus de maisons, rien que des bois en pente et le bruit des eaux courantes dans le silence de la nuit. La voiture s’arrête. Je cherche l’Alhambra, et je n’aperçois qu’une façade d’hôtel, et, partout autour, une forêt d’ormes immenses, mouillés par les pluies d’automne, balayant de leurs cimes un ciel gris sans étoiles…

— Monsieur, prenez-moi, si vous voulez un bon guide ! Les autres ne savent rien !

Ils étaient deux, ce matin, qui m’ont crié cela à mon premier pas hors de l’hôtel. J’ai pris avec moi le troisième gamin, qui n’avait rien dit, et j’ai traversé dans sa largeur la futaie de grands ormes que je montais hier soir. Elle longe les murs d’enceinte de l’Alhambra. Mon guide, qui a le regard câlin des jeunes Arabes, danse de joie derrière mon dos. Je me détourne.

— C’est que je suis content ! me dit-il. Mais je savais que je conduirais aujourd’hui un étranger !

— Comment le saviez-vous ?

— Puisque j’ai rencontré trois morts en sortant de la maison, j’étais sûr d’une bonne journée. Il n’y a pas de meilleur signe, monsieur. Quand nous rencontrons un aveugle, un borgne, nous