Des centaines de colonnes légères fuient en tous sens, sveltes comme de jeunes troncs de palmiers, d’où s’élancent, assez près du sol, deux arcs superposés qui les relient l’une à l’autre. Les colonnes sont de marbres rares ; les arcs sont faits de pierres rouges et blanches alternées. Je m’avance dans ce bois sacré, je m’appuie aux piliers, je suis du regard leurs avenues décroissantes, et voilà que cette première sensation de bien-être et de fraîcheur, qui me rappelait les promenades tardives, sous les arbres où la lumière n’arrivait qu’atténuée et diffuse, se mêle d’un malaise vague. Cette joie de paradis humain n’a fait que m’effleurer. Je cherche, avec l’inquiétude d’un prisonnier, les nefs lancées dans l’espace, par où l’âme s’échappe au moins, les ogives suppliantes, les jours ouverts sur le plein ciel, le geste universel des lignes qui m’invite à monter. Je croyais entrer dans un lieu de prière, et les choses ne me répondent point : elles n’expriment pas l’effort d’une humanité qui souffre ; elles me ramènent à des émotions éprouvées ailleurs, et qui me plaisent seulement, mais qui ne me grandissent pas. J’ai peur d’être injuste envers cet art nouveau, de n’avoir pas tout compris, et, tandis que le cicérone promène encore la flamme de son rat de cave le long des parois dorées de la niche où, jadis, reposait le Coran, je recommence à faire le tour de la grande futaie enclose. Je lui dis tous les mots qui peuvent rendre le plaisir de mes yeux : « Comme tu es jolie! Comme elle est harmonieuse, la courbure de tes arcs! Comme ils fuient bien, les fûts légers aux feuilles rouges et blanches! Le poète qui t’a bâtie t’avait rêvée d’abord, étendu près d’une source, à l’heure où la lumière du couchant vient en rasant la terre et blondit les sous-bois! » Mais mon cœur ne s’est pas ému, et j’ai couru voir le vieux pont.
Il est superbe. Dix siècles de lutte contre le Guadalquivir, contre la pluie et le vent, ont rongé la base de ses piles et effrité ses pierres. Il est devenu tellement pareil au sol des deux rives qu’il unit, qu’on ne l’en distingue plus, et qu’il semble être un long talus de terre moulée, percée de trous, durcie par le temps et par le pied des mules. A l’extrémité, vers la campagne, un château crénelé se dresse, taillé dans la même poussière. La campagne voisine est triste, à peine teintée de vert par de petits saules pâles. Des bancs de sable coupent le fleuve. Au-dessous de moi, des terrasses plantées descendent. Leurs murs à demi ruinés se renflent par la base, et dentellent le courant. Toute l’œuvre de l’homme perd ainsi sa forme première, et se fond peu à peu dans la nature. Mais, sur les étroites terrasses, restes de jardins royaux, où des bourgeois de Cordoue cultivent aujourd’hui des légumes,