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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/109

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chambres, dont l’une est éclairée par la porte, la seconde par une fenêtre sans vitres, la troisième par le jour qui peut venir à travers les deux autres. Les parois de pierre, irrégulières, bosselées, fendues, qui servent de mur, sont ornées de quelques images pieuses; le mobilier est des plus sommaires, et la cuisine semble avoir pour base le riz aux pimens doux. Nous sommes enveloppés d’une nuée de vieilles qui supplient, de gamins pouilleux qui tendent la main, de bambines merveilleusement dressées à envoyer des baisers aux étrangers pour obtenir un sou. Des sons de guitare nous tirent d’affaire. On nous attend là-bas. Nous regagnons la rue, et nous sommes introduits, mon compagnon, le guide et moi, dans une petite chambre d’un premier étage, blanchie à la chaux, meublée de chaises de paille. J’y retrouve les chromolithographies pieuses des cavernes et le capitaine pinçant de la guitare. Près de lui, un bohémien maigre, à la peau presque noire, joue de la bandurria, de la mandore. Ils occupent un des bouts de la pièce, près de la porte ; nous nous asseyons en face, à l’autre extrémité. Un jeune homme « au torse d’écuyer », et cinq danseuses, vêtues d’un châle et d’une robe bleue, jaune ou rouge, sont rangés le long du mur, à droite. Les cinq femmes s’appellent Encarnacion Amaya, Josefa Corte, Encarnacion Rodriguez, Trinidad Fernandez et Trinidad Amaya. La première est célèbre, on vend sa photographie dans toutes les boutiques de Grenade. Sa beauté un peu molle et pleine ne rappelle cependant que de loin le pur type des gitanas. La vraie gitane est plutôt une fille de dix-sept ans, Encarnacion Rodriguez. Celle-là est grande et souple, brune à la croire taillée dans du cuir de Cordoue ; elle a des cheveux bleus et lourds qui tombent en mèches sur les joues, écrasent à moitié l’œillet rouge piqué au-dessus de l’oreille; elle ne rit pas ; une tristesse de captive emplit ses yeux très longs, et on ferait un profil de déesse avec l’ombre de ses traits projetée sur un écran.

Au signal donné par le chef, homme et femmes se lèvent, dansant et chantant en mesure. Les danses sont élégantes, et figurent la marche d’un cortège, les complimens aux fiancés, les souhaits, une déclaration d’amour. Les vers, criés sur un mode très haut, sont d’un goût douteux. Qu’importe ! le spectacle est joli, étrange, plus gracieux cent fois que les sévillanes exécutées à Madrid, dans les cafés-concerts. Il y a, dans cette race bohémienne, un charme félin, un peu sensuel par momens, jamais vulgaire, et qu’on n’imite pas. Elle danse gravement, avec une espèce de noblesse perverse et naturelle. Rien ne caractérise mieux cette manière que ces duos d’amour, dansés tantôt par un homme