et une femme, tantôt par deux gitanes, et qui succèdent aux figures d’ensemble. Les amoureux s’écartent, se rapprochent, passent avec une œillade, s’évitent d’un tour de rein, ne se touchent jamais, et se parlent tout le temps, font un dialogue avec des attitudes, des regards, des sons de castagnettes, — mâles et femelles d’après le timbre, — avec le geste du pied, de la main, et l’arc changeant des lèvres. La guitare et la mandore pleurent langoureusement. Un tambour de basque se démène endiablé, et toutes les bohémiennes qui ne dansent pas, celles aussi venues en curieuses et qui assiègent la porte, ponctuent le fandango de cris aigus. Les olé ! pleuvent. Des phrases entières partent dans un éclat de rire. Bah ! les étrangers ne comprennent pas. J’ai saisi au vol deux ou trois de ces exclamations que chacune lance au hasard. Elles disaient : « Vive la mère qui t’a enfanté ! », ou bien « Bobadilla, trois minutes d’arrêt ! », ou bien « Voyez cette belle Encarnacion, monsieur, monsieur ! » C’est à la fois burlesque, truqué, naïf et d’un art indéniable.
J’ai dit que ces bohémiens de l’Albaycin étaient très apprivoisés. Avec quelques bravos, un compliment, plusieurs bouteilles de vin blanc discrètement demandées, et que les bohémiennes, d’ailleurs, avaient bues « à la France », j’avais cru comprendre que nous jouissions d’un commencement de réputation auprès de la troupe de D. Juan Amaya. J’en fus assuré par lui-même, au moment des adieux. Une Française et son mari étaient entrés dans la salle, pendant les danses. Quand ils se levèrent pour partir, le capitaine s’approcha de moi, et me dit, avec une dignité affectueuse :
— Monsieur, les gitanos et les gitanas sont touchés de vos bons procédés. Ils vous proposent, pour vous marquer leur gratitude, d’exécuter, devant vous quelques pas qui ne se dansent pas devant les dames.
Je remerciai D. Juan Amaya, et je rentrai dans Grenade.
La nuit tombait. De gros nuages roulaient toujours dans le ciel ; un peu de rouge, au couchant, divisait leurs fumées. Je m’en allai, au hasard, dans les ruelles misérables et pleines d’imprévu qui fourmillent dans cette ville ancienne. Des pignons aux toits avancés et très vieux se levaient çà et là, des entrées de posadas pareilles à des gueules de fours, des forges, des balcons protégés par des grilles ventrues, des boutiques rapprochées, infimes, pauvres à faire peine. Une cloche tinta, et sa voix fêlée s’harmonisait si bien avec la tristesse des choses, c’était une voix si lasse et si pitoyable, qu’elle n’avait jamais dû chanter, même dans sa jeunesse, et qu’elle m’attira. Je me dirigeai vers elle, comme si je