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tueries[1]. Souvenons-nous de la reprise de Paris sur les bandes de la Commune, il y a vingt-quatre ans. Si exécrable qu’il nous paraisse justement, le crime de la Commune en 1871 n’est pas égal à celui de Toulon en 1793. Il fut moindre : et presque aussi terrible fut pourtant l’expiation. Je trouverais k inique de reprocher à Barras des rigueurs que j’excuse chez ceux à qui le malheur des temps imposa naguère, à Paris, la douloureuse obligation d’y recourir également.

Et c’est la guerre civile, toujours semblable à elle-même, toujours hideuse depuis le plus lointain des âges ; c’est la criminelle folie des hommes, fils d’une même patrie, qui à de certains momens se ruent les uns contre les autres et s’entre-déchirent ; c’est l’héritage exécrable de Caïn égorgeant Abel, dont nous portons tous une parcelle dans nos veines et qui nous pousse à verser avec plus d’allégresse le sang de nos frères que celui de nos ennemis mêmes ; c’est tous les semeurs de germes de haine, tous les apôtres de discorde sociale que ’je maudis : ce n’est pas ceux qui, chargés par la patrie aux abois du soin de la sauver à tout prix, accomplissent rudement leur rude besogne, et, vainqueurs, chauds encore de la lutte scélérate, mesurent l’ampleur du châtiment à l’énormité du forfait.

Ainsi fit Barras à Toulon[2]. Je ne veux pas savoir s’il continua de frapper alors que la bataille était terminée, — comme l’exigeait d’ailleurs la justice sans entrailles de la Convention. Paix soit à sa mémoire, paix et silence à leur mémoire à tous sur cette page sanglante de leur histoire ! Où prendrions-nous donc le droit de condamner ces actes terribles, nous qui hier encore en avons commis de semblables ?

Quelle qu’ait été la part prise par Barras à la répression, le récit qu’il nous donne du siège lui-même semble devoir emprunter à sa qualité de témoin et d’acteur une particulière importance. Bonaparte a-t-il conçu le plan dont l’exécution entraîna la chute de la cité rebelle ? a-t-il seulement concouru par de bonnes mesures d’ordre technique au succès de ce plan conçu par un autre ? ou bien encore n’a-t-il rien fait de plus que le commun des officiers qui servaient à ses côtés ? De ces trois opinions, adoptées la première par Thiers[3], la seconde par MM. Krebs et Moris[4], la troisième

  1. L’auteur des Notes manuscrites sur le siège de Toulon, à qui j’emprunte cette grave déposition, a malheureusement gardé l’anonyme. Il est bon républicain et paraît avoir appartenu à l’armée qui reprit Toulon. Voici le passage qui concerne Barras : « Ces infortunés, en grand nombre ignorant leur sort, groupés en pelotons et se questionnant les uns les autres avec confiance et tranquillité, furent tous massacrés au signal que donna le représentant Barras, qui présidait à cheval à cette horrible boucherie… C’est ainsi que trop souvent d’infâmes gouvernans ont souillé notre sublime Révolution… » (Papiers de M. de Saint-Albin.)
  2. Si ce point ne paraissait pas suffisamment établi par la note de l’anonyme que j’ai citée plus haut, je pourrais invoquer le témoignage de Barras lui-même, sinon dans ses Mémoires, du moins dans les Dépêches officielles qu’il a signées avec ses collègues : « Ils (les alliés) étaient entrés icy en traîtres, ils s’y sont maintenus en lâches, ils en sont sortis en scélérats… La vengeance nationale se déployé. L’on fusille à force. Déjà tous les officiers de la marine sont exterminés. La République sera vengée d’une manière digne d’elle ; les mânes des patriotes seront apaisés… » « La justice nationale s’exerce journellement et exemplairement… Tout ce qui se trouvait dans Toulon avoir été employé dans la marine, dans l’armée des rebelles et dans les administrations civiles et militaires a été fusillé… » (Archives de la Guerre, dépêches du 30 frimaire et du 3 nivôse adressées au Comité de salut public par les représentans Fréron, Saliceti, Robespierre jeune, Ricord et Barras.)
  3. Thiers, Révolution française (Paris, 1825), t. VI, p. 50 et suiv.
  4. Campagnes dans les Alpes pendant la Révolution, 1792-1793, 1 vol. in-8o de 399-CLVII pages, avec cinq croquis. Voir page 373, note 3.