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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/194

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J’acceptai la charge dernière du rôle que j’avais assumé; mais je pris soin d’interdire en cette circonstance le rhum qui transforme en débauches leurs funérailles.

Euphrasie quitta ma maison à la première heure, comme elle l’avait dit... Quelques instans après, le père descendait lentement l’escalier, tenant sur ses grands bras allongés son fils étendu, déjà raide. Au rez-de-chaussée, il s’enferma dans la salle de bain; assisté de deux autres noirs, il lava le cadavre....

Et voici le dernier épisode :

Au seuil de ma maison on a apporté un filanzane de femme, simple corbeille soutenu par deux brancards. Rainizafy y place Boutou vêtu de son lamba le plus neuf... le lamba de la procession... nous recouvrons cette humble civière d’un drap blanc sur lequel nous déposons religieusement tous les grands calices blancs de mon parterre d’arums.

Au moment où les porteurs soulèvent le léger fardeau, le grand sorcier à barbe de bouc, dont l’œil est resté sec jusque-là, me prend les mains et fond en larmes.

— Oh! monsieur, monsieur, il est parti votre petit ami!

De la terrasse, je suis quelque temps des yeux ce cortège: sur les épaules des esclaves s’éloigne le monceau de fleurs... Seuls Rainizafy et Jean, navrés, marchent derrière, la tête basse.

En rentrant chez moi, j’entends des appels furieux, des hurlemens de sauvage, des trépignemens, des coups de poing contre une porte. Quelqu’un est resté là, oublié, enfermé, qui trouble, inconsciemment sans doute, le recueillement de ma demeure attristée... Quel est ce maladroit, cet inconvenant personnage? C’est Faralahy, « le vilain nègre ».

Il y a un an, Boutou était semblable à celui-là. Et j’ai vu son âme éclore, son intelligence s’ouvrir, son cœur s’épanouir au sein d’une vie nouvelle. Bien qu’il ne fit encore qu’entrevoir l’existence promise, il ne balançait plus entre ses parens selon la chair et le père de son esprit; il voulait vivre chez ces hommes blancs dont on lui racontait tant de prodiges, comprendre leurs œuvres, s’unir à leur labeur, contempler leur idéal. Son rêve l’entraînait vers ce merveilleux pays d’Europe où l’espace est supprimé, la nature assujettie, l’art vainqueur. Mais la terre des ancêtres le tenait encore et l’a repris pour toujours: il est parti, mon petit ami!...

Euphrasie, Madeleine et leurs parentes de Souanirane ont dénoué leurs cheveux, et mis par-dessus leurs vêtemens des tuniques d’un bleu sombre. Ramiadane aussi a pris le deuil, puisque je suis son maître, et que j’ai perdu mon fils.


ROBERT DUMERAY.