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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/231

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Se rejette en arrière et boucle sur son cou.
Ses yeux ont la douceur du ciel fin de l’Anjou.
Son teint ne répond pas à l’éclat de son verbe.
Toute sa gaillardise est fragile et superbe.

« Monsieur, dit en riant le premier cavalier,
Nos chevaux mangeront au même râtelier.
S’il vous plaît d’accepter une place à ma table,
Le fumet de ce vin me semble délectable.
Les vignes qui croissaient sur le sol de Tibur
N’ont jamais, par Iacchos ! versé de sang plus pur,
Et certes, à défaut de pâté, cette bresme
Ferait l’heur d’un évêque et l’orgueil d’un carême.

— Vous me tentez, monsieur. » Et le nouveau venu,
Qu’émeut la majesté de ce bel inconnu,

Et qui lui veut sans doute épargner un mécompte,
Ajoute : « Je ne suis prince, marquis ni comte.
J’ai nom, pour vous servir, Joachim du Bellay.

— Moi, Pierre de Ronsard ; et quand je m’attablai
Tout à l’heure devant cette fenêtre ouverte,
J’ignorais la douceur qui m’allait être offerte
D’embrasser un neveu du seigneur de Langey.

— Quoi, vous l’avez connu? — J’ai beaucoup voyagé,
Monsieur, et j’ai suivi ce rival d’Alexandre
Jusqu’aux champs où Varron vit Hannibal descendre.

— Ah ! parlez-moi de vous et parlez-moi de lui !
Comme son nom, sa gloire et son étoile ont lui
Dans le ciel nébuleux de mon adolescence !
Heureux, si m’en croyez, celui que sa naissance
N’oblige pas ainsi de mériter son nom !
J’ai rêvé de dormir sur l’affût d’un canon;
Mais Dieu ne m’a point fait pour supporter les armes ;
Et malade, orphelin, les yeux voués aux larmes,
J’ai vécu tristement au fond d’un petit bourg
Où n’ont jamais sonné ni clairon ni tambour.
Un frère renfrogné me gardait en tutelle ;
Et désireux en vain d’une palme immortelle,
Lui mort, je vis s’abattre au seuil de mon enclos
Les soucis, les tracas, les procès, les complots