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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/241

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L’Amérique aux Américains ! Il est difficile de mesurer, mais il ne l’est pas de pressentir la révolution économique, et bientôt politique, dont les événemens actuels seront le point de départ. M. de Brandt en est épouvanté. « On plaisante, dit-il, l’idée des États-Unis d’Europe, et cependant l’union des États européens offre le meilleur, sinon le seul moyen de protéger, en Extrême-Orient, les intérêts industriels et commerciaux de l’Europe, aussi bien que ses intérêts politiques. » Nous ne savons si les États-Unis européens sont une pure chimère : il est permis d’en douter lorsqu’on voit les deux puissances qui servent de base aux deux groupemens opposés de l’Europe, c’est-à-dire l’Allemagne et la France, se trouver d’accord dans les mers de Chine. M. de Brandt doit commencer à croire à son idée : il est vrai qu’elle n’est réalisable que dans un autre monde.

Les journaux allemands ont raconté que l’empereur Guillaume avait eu un long entretien avec M. de Brandt. Est-ce le vieux diplomate qui a converti l’empereur à ses vues personnelles? Ou plutôt l’empereur cherchait-il seulement des prétextes pour se confirmer dans les siennes et pour y attirer l’opinion? Toujours est-il que le gouvernement allemand, averti de l’entente formée déjà entre la Russie et la France, a fait faire à sa politique une volte-face qui, par sa décision et sa brusquerie, a étonné tout le monde, mais surtout le Japon. Parmi les diverses puissances européennes, le Japon croyait pouvoir compter plus particulièrement sur l’Allemagne. Dans l’admiration, d’ailleurs si intelligente et si avisée qu’il professait en bloc pour l’Occident, il apercevait un point plus lumineux, et ce point était l’Allemagne. Il en était comme hypnotisé. Ce prédestiné du succès, peu imaginatif au fond, ou du moins d’une imagination restreinte et limitée, très pratique, profondément réaliste, était naturellement enclin à voir dans le succès la preuve irrécusable de toutes les capacités intellectuelles, industrielles, commerciales, militaires, etc. Aussi l’Allemagne brillait-elle à ses yeux d’un éclat sans égal, et s’était-il mis plus spécialement à son école, au moins dans ces dernières années. Il lui demandait des professeurs, des jurisconsultes, des instructeurs militaires; c’est à elle qu’il réservait ses principales commandes industrielles. Le commerce germanique au Japon avait pris un tel essor que, d’après les statisticiens, il était devenu supérieur à celui de l’Angleterre. Il semble bien, d’autre part, que le traité de Simonosaki ne porte aucune atteinte directe aux intérêts allemands. Les craintes de M. de Brandt ne visent, après tout, qu’un avenir plus ou moins lointain, et il se passera tant de choses d’ici à un quart de siècle qu’il n’y avait peut-être pas lieu de s’émouvoir aussi longtemps d’avance, et plus particulièrement, de celles-là. Qu’importe, en somme, à l’Allemagne que le Japon s’établisse ou non à Port-Arthur? Le Japon devait donc croire et certainement il croyait que l’Allemagne resterait