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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/325

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Nous en pouvons juger, déjà, par ce qui se passe sous nos yeux. Déjà, l’État tend à refuser à ses ouvriers et à ses employés les droits qu’il prétend assurer aux ouvriers et aux employés des particuliers et des compagnies privées. Les lois qu’il édicté en faveur des ouvriers ou des agens d’autrui, il en refuse le bénéfice aux siens. Ce qu’il autorise, ce qu’il encourage parfois chez les autres, la formation de syndicats de combat, les coalitions de travailleurs, les déclarations de grève, la mise en interdit des patrons, l’Etat le prohibe chez lui[1]. On n’a pas oublié que le ministère Casimir-Perier a été renversé sur une question de ce genre. De même pour les conseils d’arbitrage : l’Etat n’admet point, dans ses administrations ou dans ses ateliers, ce qu’il s’efforce d’imposer aux particuliers ou aux sociétés privées. L’État, dans les questions de travail, a ainsi deux mesures, une pour lui et une pour les autres. Il pose en maxime, à son profit, contre les salariés des deniers publics, le principe des deux morales, pratiquant sans scrupule le : Vérité chez vous, erreur chez moi. L’État répond aux doléances de ses employés en maître omnipotent, leur enjoignant de ne s’adresser à leurs chefs que par voie administrative et par humble requête, si bien que ses agens, qui à tant d’égards semblent privilégiés, peuvent, sous ce rapport, se dire des parias.

Ce n’est point, je prie de le remarquer, que nous prétendions ici donner un blâme à l’État, que nous revendiquions pour les fonctionnaires publics, départementaux ou communaux, pour les instituteurs ou pour les gardes champêtres, pour les facteurs des postes, pour les cantonniers ou pour les sergens de ville, le droit de se syndiquer et de se mettre en grève. Nullement; nous ne croyons pas que l’État doive laisser la grève et les syndicats désorganiser les services publics; et ce qu’il ne veut pas autoriser chez les employés de ses chemins de fer, nous doutons qu’il soit bien inspiré en le tolérant sur les lignes des compagnies[2]. Nous voulons seulement montrer que de problèmes et que de difficultés de toute sorte soulèverait la multiplication des monopoles de l’État[3]. La meilleure manière de résoudre la question est de ne pas la poser; et, pour cela, il ne faut pas laisser l’État se transformer en patron.

  1. On sait que, en décembre 1894, il a été déposé au Sénat une proposition de loi ayant pour objet de prohiber les coalitions entre les ouvriers de l’État et entre les agens commissionnés des chemins de fer, proposition que le gouvernement a en partie faite sienne.
  2. Depuis que ces lignes ont été écrites, le gouvernement a déposé un projet de loi interdisant toute coalition aux employés des chemins de fer.
  3. La grève des allumettiers vient de nous en donner une preuve ; la seule solution rationnelle serait la suppression du monopole.