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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/324

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dans la pratique : c’est que désormais le capital et le travail devront traiter, sur un pied d’égalité, comme deux puissances souveraines, indépendantes l’une de l’autre. Or, cette conception admise, qui ne voit que de pareilles relations sont moins malaisées à établir dans les ateliers d’une grande compagnie que dans les usines d’un grand manufacturier, dans les établissemens d’un patron omnipotent, seul maître de sa fabrique et de son personnel? Qu’est-ce donc si aux compagnies nous opposons l’Etat? N’est-il pas manifeste que le principe nouveau vers lequel semble graviter l’industrie de l’Occident aurait moins de peine à se faire admettre et à se faire respecter par les sociétés privées que par l’Etat, par les administrations et les monopoles de l’Etat? L’Etat sera fatalement, partout, Le plus autoritaire des patrons, hors les heures où il s’en montrera le plus faible. Aujourd’hui, par exemple, on nous vante les conseils du travail; on préconise, pour la solution des questions ouvrières, les bureaux d’arbitrage : je ne vois pas très bien, quant à moi, l’Etat, dans un conflit avec ses ouvriers, s’inclinant, docilement, devant la décision d’un arbitre. Il sera toujours plus facile, aux ouvriers et aux syndicats ouvriers, de traiter sur un pied d’égalité, de puissance à puissance, avec des sociétés privées qu’avec l’Etat et avec les administrations publiques. S’il nous faut être témoins d’une révolution radicale dans les rapports de patrons à ouvriers, cette révolution, au rebours des préjugés courans, se fera plutôt avec les compagnies qu’avec l’Etat.

Il est un rêve périlleux peut-être pour l’industrie, mais que je ne veux point, pour ma part, taxer de pure chimère : nous avons, parmi nous, des hommes qui songent à introduire, dans la mine et dans l’usine, une sorte de régime constitutionnel, promettant de doter les ouvriers des manufactures d’une charte des droits du travail. Ceux-là doivent préférer les compagnies à l’Etat. Je tremble, quant à moi, pour le pays qui osera, le premier, abolir dans l’usine la royauté patronale; mais s’il doit y avoir, un jour prochain, des conseils de fabrique où les délégués des ouvriers, non contens de débattre avec les représentans des patrons les conditions du travail, partageront avec eux la police et la direction intérieure de l’usine; si la grande manufacture doit jamais passer du régime monarchique et de l’absolutisme patronal au régime parlementaire et démocratique; si, en un mot, le dualisme industriel et la division des pouvoirs dans la fabrique n’est pas une utopie ruineuse qui doit tuer toute industrie, pareille révolution aura moins de peine à triompher et moins de peine à durer avec des sociétés privées, ayant au-dessus d’elles des tribunaux et des juges, qu’avec l’Etat, ayant derrière lui toute l’autorité publique, et rien au-dessus de lui.