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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/433

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le Tasse avait été incarcéré pour avoir aimé une étoile, placé trop haut ses affections et ses désirs, da aversi inamorato in luogo per altezza disdicevole alla sua conditione. Les fables dérivent le plus souvent de fables antérieures, dont elles ne sont que la contrefaçon amendée et retouchée. L’aventure du Tasse faisait penser à celle d’un célèbre poète latin, que l’empereur Auguste, au dire des chroniqueurs et des badauds de Rome, avait relégué à Tomes, parmi les Scythes, pour le punir d’avoir été l’un des amans de sa fille Julie. Un jurisconsulte napolitain s’avisa de ce rapprochement : « Je ne saurais trouver d’autre cause à sa détention que celle qui fit exiler Ovide. » La semence est bonne, elle germera. Un autre Napolitain, Manso, qui avait connu le Tasse sur le tard et qui, selon l’usage de tous les amis des grands hommes, cherchait à se tailler une renommée dans sa gloire, s’empara de la conjecture du jurisconsulte. « Nouvel Ovide, dit-il, un amour malheureux fut la cause de ses infortunes... A la vérité, ajoutait-il, il s’appliqua par son silence et sa dissimulation à dérouter les soupçons du monde, et ni dans le temps de ses amours, ni plus tard dans celui de ses misères, ni lorsqu’il en fut sorti, on ne put savoir avec certitude qui était la dame qu’il avait aimée, quoique, dans plusieurs endroits de ses rimes, il ait révélé qu’elle s’appelait Léonore. » A l’appui de sa thèse, et faute d’avoir reçu de son illustre ami aucune confidence, le Manso cite trois sonnets, dont le premier n’est pas du Tasse, mais de Guarini, dont le second, comme l’a prouvé M. Solerti, a été composé en l’honneur de Laura Peperara, et une canzone écrite, M. Solerti l’a encore prouvé, pour Lucrezia Bendidio, et non pour la valétudinaire et casanière Léonore d’Este, à laquelle, parmi ses innombrables poésies amoureuses, il n’a jamais dédié qu’une canzone et quatre sonnets. Au surplus, le Manso, par un reste de pudeur critique, n’a pas voulu prendre sur lui de décider si dans la Léonore chantée par le Tasse, il faut reconnaître la comtesse de Scandiano, la princesse d’Este ou l’une de ses suivantes, et il confesse que selon une version fort accréditée, cette dernière fut celle qu’aima le plus mystérieux des poètes.

Les premiers légendaires font des réserves, ils ont des doutes ; leurs successeurs n’en ont plus. En 1628, Barbato affirmait hautement que le Tasse s’était enflammé d’un amour illicite pour la princesse Léonore, « dame pleine d’innocente et pudique bonté. » La légende prendra de plus en plus corps et figure. On racontera qu’en présence de toute la cour, dans un transport amoureux, il lui donna un baiser; sur quoi le duc, se tournant vers ses courtisans, leur dit : « Voyez quel malheur est arrivé à un si grand homme, privé subitement de sa raison ! » D’autres rapporteront