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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/434

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qu’un jour il lut aux deux sœurs d’Alphonse II le 16e chant de son poème, celui qui traite des amours d’Armide et de Renaud ; qu’ayant mis trop de feu dans sa récitation, leur institutrice en avisa le duc, qui fit des reproches au poète ; qu’au sortir du palais, rencontrant un de ses amis, seul confident de sa passion, et le soupçonnant d’avoir divulgué son secret, il le transperça de son épée ; que le duc le fit enfermer pour cause de démence et que ce dur châtiment lui égara l’esprit. Il est bon de noter qu’à l’époque où il put lire son poème aux deux princesses, qui avaient encore une institutrice, l’une était âgée de 40 ans, l’autre de 38.

Il y a dans tous les temps des sceptiques irrévérencieux. Vers le milieu du XVIIe siècle, l’historien Gaspar Sardi se permit d’attribuer la folie du Tasse à une fistule qui lui était venue au nez. La fistule ne fit pas fortune ; comme on peut croire, toutes les femmes tenaient pour le baiser. Aussi bien on montrait et on montre encore à Ferrare le miroir perfide qui avait dénoncé le poète et son crime. Le moyen de ne pas se rendre à un témoignage si probant ! « Comment osez-vous soutenir, disait don Quichotte au chanoine, que l’histoire de Pierre de Provence et de la belle Maguelonne est apocryphe? Ne voit-on pas dans le musée militaire de nos rois la cheville du cheval de bois qui emportait ce chevalier dans les airs, laquelle cheville, que j’ai vue de mes yeux, est plus grosse qu’un timon de charrette? De quel front nierez-vous après cela que Pierre ait existé et qu’il ait aimé Maguelonne? »

C’est ainsi que les légendes naissent, s’embellissent et s’accréditent; le gland tombé dans un terrain favorable devient chêne, le chêne en enfante d’autres, le bosquet se transforme en forêt. Si la Cour des Comptes n’est pas rebâtie avant peu, cette ruine disparaîtra dans un bois; les épais halliers qui l’entourent proviennent peut-être d’une graine presque invisible, qu’un moineau laissa choir de son bec. M. Solerti a déterré de très nombreuses chroniques dans les bibliothèques de Ferrare et de Modène. Ces chroniques, rédigées par des contemporains du Tasse, rapportent par le menu toutes les intrigues, tous les incidens dramatiques ou scandaleux qui se produisirent à Ferrare, et firent jaser la cour et la ville; il n’y est pas question de lui, et on a le droit d’en conclure qu’il ne fut mêlé à aucun esclandre, ne figura dans aucun roman. Gœthe et Byron sont venus, et désormais l’histoire apocryphe porte l’empreinte de leur génie. Il faut beaucoup de vertu pour se refuser au plaisir d’y croire; mais les esprits critiques sont d’impitoyables démolisseurs, qui ne croient qu’à leur marteau. Est-il plus doux d’inventer un conte ou de le démolir? Cela dépend du caractère des hommes et de l’esprit des temps.