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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/442

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raisonnemens sont suivis, où toutes les idées s’enchaînent, prouvaient qu’ils étaient peu versés dans la science de l’aliénation mentale ou que cette science était encore très courte. Cependant un écrivain de génie, contemporain du Tasse, a tracé dans un livre admirable l’immortel portrait d’un hidalgo de la Manche auquel les romans de chevalerie avaient renversé l’esprit, et qui se piquant de faire revivre en sa personne Amadis et Roland, ne laissait pas de raisonner à merveille sur tout sujet où sa passion et sa chimère n’avaient rien à voir. Lorsqu’il eut mené à bonne fin la mémorable aventure des lions, un témoin de son exploit, don Diego de Miranda, honnête gentilhomme campagnard, s’écria : « Est-il rien de plus insensé que de se mettre sur la tète un casque plein de fromages et d’aller s’imaginer que les enchanteurs vous ramollissent la cervelle? » Mais don Quichotte ayant disserté doctement sur l’éducation que les pères doivent donner à leurs enfans, étonné d’entendre sortir de la même bouche tant d’extravagances et de sagesses : « C’est le plus sage des fous, pensa don Diego, à moins qu’il ne soit le plus fou des sages. » Il l’emmena dans sa maison, où ce chevalier errant passa quatre jours, tenant des discours fort sensés, interrompus par de brusques échappées de folie. « Notre homme vient de se trahir, se disait Lorenzo, fils de don Diego, qui l’observait avec beaucoup d’attention; malgré tout, c’est un fou remarquable. » Lorenzo, qui était ou se croyait poète, lut ses vers à don Quichotte, lequel lui fit des remarques si justes qu’il répondit : « J’espérais trouver Votre Grâce en défaut, et vous m’échappez toujours au moment où je crois vous tenir. » Mais le jour où il prit congé de ses hôtes, don Quichotte leur expliqua comment il arrive que les chevaliers errans deviennent empereurs en un tour de main, de quoi le père et le fils conclurent que décidément c’était un fou fieffé, mais qu’il ne l’était plus quand il oubliait sa marotte.

Ceux des contemporains du Tasse qui consentaient à admettre qu’on pût faire de beaux vers et avoir l’esprit dérangé donnaient dans un autre excès. Se souvenant que les anciens qualifiaient de fureur divine l’inspiration poétique, ils inclinaient à croire, comme le Père Grillo, qu’un grain de folie n’a jamais rien gâté, que la démence et la poésie sont sœurs. « Qui ne sait, disait Montaigne, combien est imperceptible le voisinage d’entre la folie avec les gaillardes élévations d’un esprit libre? » Un illustre historien, de Thou, que l’aventure du Tasse avait rendu pensif, l’expliquait en avançant « que ce qui égare ou hébète les intelligences communes rend les âmes de poètes plus hardies et plus fécondes, plus vives dans leurs inventions, plus riches en images, et que leur insanité se change en un divin enthousiasme, œstrus divinus. » C’est dire