en d’autres termes que le génie est une névrose, opinion chère aux gens qui ont des vapeurs, mais l’expérience l’a plus d’une fois démentie. Tout ce qu’a écrit le Tasse depuis sa sortie de l’hôpital donne tort au bon Père Grillo, à l’ingénieux Montaigne et au grave de Thou. Le Torrismondo est une tragédie imitée des Grecs, fort ennuyeuse et fort déclamatoire, indigne et de Sophocle et du Tasse. On sent dans ses Rimes sacrées l’effort ingrat d’une âme qui se violente et ne croit que parce qu’elle veut croire. Son poème de la Création est une composition froidement correcte. Quant à la seconde Jérusalem, cette fille légitime qu’il préférait à l’autre, c’est l’œuvre d’un pénitent qui ne peut se pardonner d’avoir eu du génie et qui expie son crime en mortifiant sa muse, en lui faisant porter le sac et le cilice. Ce qui manque aux vers de son âge mûr, ce n’est pas le bon sens, c’est l’inspiration, c’est le soleil.
Tout fut-il imaginaire dans les malheurs du Tasse? C’est une question. Quand il se plaignait de sa destinée, n’aurait-il dû se plaindre que de lui-même? Ne s’est-il rien passé qui ait pu fournir des occasions ou des prétextes à la manie cruelle qui fut son supplice? M. Solerti incline à le croire; il considère le poète qu’il aime comme l’artisan de ses propres infortunes, il fabbricatore costante della propria in félicità. Si j’osais entrer en contestation avec ce critique si clairvoyant, si consciencieux, si bien informé, si maître de son sujet, je lui reprocherais d’être trop absolu dans son affirmation. Il y a des choses que les chroniques ne disent pas, qui ne laissent aucune trace dans les archives, des détails insignifians peut-être, dont s’affecte vivement une âme trop sensible qui a la faiblesse d’attacher une importance extrême aux détails.
Il m’est difficile d’admettre qu’un homme qui avait à la cour de Ferrare une situation privilégiée, un homme logé, nourri, pensionné à la seule charge de faire des vers, n’eût pas beaucoup d’envieux, n’excitât pas la jalousie de ceux qui devaient partager leur temps entre leurs occupations favorites et le service du prince. Oublions toutes les doléances dont il a plus tard rempli ses lettres; prenons-le dans son beau temps, dans les jours de son heureuse et florissante jeunesse, dans l’âge des espérances et des illusions : quelle peinture a-t-il faite des cours? « Défiez-vous, dit Mopsus dans l’Aminta, des médisans et des médisances, défiez-vous des sorcières qui par leurs incantations font tout voir et tout entendre de travers, et changent les diamans en verroterie, l’argent en cuivre ; défiez-vous des murs qui ont une voix et des oreilles, des murs qui répondent à ceux qui parlent et qui ne tronquent pas les paroles comme fait l’écho dans les forêts, mais les répètent tout entières en y ajoutant ce qui ne fut pas dit. Trépieds,