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pas faite pour irriter, à la longue, les regards, lorsqu’il s’agit de figures de grandeur naturelle, gravement fixées sur un mur pour l’éternité ? Hésiode ne nous dit-il pas que les Grâces et le Désir se tenaient toujours auprès de ces aimables filles lorsqu’elles montaient, en chantant, vers l’Olympe ? Ces divinités dominatrices de la vieille Hellade, connaisseuses délicates et difficiles en fait de beauté, vous auraient-elles donc escortées, ô Muses savantes et douces, si vous ne les aviez attirées par la perfection de vos formes autant que par la séduction de vos voix ?

Ce qui enchante, malgré tout, chez M. Puvis de Chavannes, c’est la sincérité visible de son rêve. Que de choses on peut passer, dans l’art comme dans la vie, à ceux qui aiment bien et font sentir qu’ils aiment ! Je me sens aussi beaucoup d’indulgence, malgré les chatouillemens agaçans qu’inflige à ma rétine son tâtillonnage obstiné, pour le rêveur bizarre, mais convaincu, ce semble, qu’est M. Henri Martin. Les vices de son procédé, de ce pointillé pénible, minutieux, frétillant, qui décompose les colorations aussi bien que les formes, s’accentuent d’autant mieux qu’il l’applique sur de plus grandes toiles et plus indifféremment à toutes choses. Qu’il s’en serve pour donner à certaines parties, notamment à ses fonds, une vibration plus délicate ou plus intense, passe encore ; mais cet émiettement furieux des molécules, celle réduction systématique des objets en poussières impalpables, deviennent tout à fait choquans lorsqu’ils ont la prétention de représenter également des corps solides, des visages charnus, de souples tissus, des végétaux mobiles ou de rigides métaux. Toute peinture, sans doute, la peinture décorative surtout, vit de conventions ; libre à l’artiste d’y voir tout en gris, en bleu ou en rose ! C’est son métier, c’est sa gloire d’idéaliser toutes choses, en les faisant passer île la nature dans l’art. Toutes les transpositions lui sont donc permises, sous la seule condition d’y conserver, entre les choses, les rapports nécessaires qu’elles ont dans la réalité. Qu’une figure soit dessinée au crayon ou à la sanguine, peinte en grisaille ou de couleurs naturelles, sculptée en pierre ou en bois, elle ne restera, pour nos yeux, une vraie figure que si les chairs y gardent une autre apparence que les vêtemens, que si les mains et les pieds n’y sont pas traités comme des cheveux et de la barbe. Or le procédé des pointillistes, poussé à l’extrême, supprime toute diversité d’aspect entre les visages, les tissus, les végétaux, le paysage. Hâtons-nous de dire que M. Henri Martin n’en est plus là, et que dans cette frise pour l’Hôtel de Ville, il montre lui-même, çà et là, instruit par la nécessité, quelques intentions d’en revenir à des pratiques plus logiques et plus viriles.