Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/653

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

La disposition en est à la fois simple, ingénieuse, claire et justement appropriée. Au-dessus des trois arcades cintrées, correspondant à des ouvertures de portes, qui coupent et divisent la toile, s’étend un fond de bois, une sapinière ensoleillée, dont les fûts jaunâtres se dressent au milieu de claires et vivaces floraisons printanières. Dans le centre, en plein bois, une femme en blanc, une des Muses, qui pleure, la tête dans ses mains. A gauche, en bas, dans une des retombées, un peintre assis, la palette en main, coiffé d’un bonnet rouge. C’est le maître de M. Henri Martin, M. Jean-Paul Laurens. Il travaille et rêve, et, au-dessus de lui, par derrière, arrivent, planant d’un vol doux et lent, deux autres Muses, l’une portant une lyre, l’autre applaudissant ; plus loin, une quatrième tient sur ses genoux, un enfant debout, qui, de ses petites mains, élève une haute palme. Sur la droite, la même conception se répète, pour un poète, mais avec des variétés délicates dans les attitudes et dans les gestes. Le poète, en redingote noire, est endormi, et l’une des Muses le baise déjà sur le front, tandis que deux autres, dans le ciel, pressent, pour la rejoindre, le mouvement de leurs grandes ailes dorées et roses ; à l’extrémité, un poète ancien, quelque Orphée mélancolique, regarde et médite. L’association des figures modernes aux figures imaginaires est opérée avec un rare bonheur ; il n’y a rien de banal ni de prétentieux dans l’expression des silhouettes non plus que des physionomies. On sent que toute cette rêverie vient d’une âme d’artiste, sincère, chaste, élevée. Et cet artiste est aussi un peintre, car, sans parler de l’exquise lumière qui filtre à travers ces troncs, ces feuillages, ces fleurs, les piquant çà et là d’éclairs attendris, on ne saurait rester insensible à certaines fraîcheurs de colorations, vives et fines, qui, de tous côtés, réjouissent l’œil, comme des bouquets soigneusement assortis. En présence de telles qualités, en présence d’un tel progrès, faut-il faire un crime à M. Henri Martin de nous montrer encore trop de restes fâcheux de ses anciennes habitudes ? Faut-il trop durement lui reprocher l’inconsistance et l’insensibilité des parties nues, visages et mains, par suite de la suppression simultanée des contours et des modelés, certaines affectations de gaucheries soi-disant primitives dans l’arrangement et l’exécution des draperies ? Une fois en place, c’est possible, quelques-unes de ces insuffisances s’atténueront d’elles-mêmes ; en tout cas, il sera facile à l’artiste d’y remédier. La façon dont il reprend, avec courage et conscience, dans son autre peinture, l’Inspiration, un thème déjà traité par lui, nous prouve que M. Henri Martin possède la vertu essentielle à l’artiste, le souci de la perfection et la conscience de ses faiblesses.