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Quelque dix ans après le Frehschütz, Robert le Diable a posé de nouveau l’éternelle question du bien et du mal. Robert est symbolique aussi, et l’œuvre est le signe d’une pensée plus large qu’elle. « Ce mot de philosophie de l’art, écrivait naguère Blaze de Bury, un bien gros mot en vérité, sied pourtant merveilleusement à caractériser le génie de Meyerbeer. Il y a chez lui de ces effets qu’un simple musicien ne saurait produire. Prenez un Italien de belle et bonne race et donnez-lui à mettre en musique le trio de Robert le Diable, qu’y verra-t-il ?… Une situation dramatique, un morceau à effet pour ténor, soprano et basse ; mais à ce magnifique résumé de toute une période de l’histoire, à cette figuration solennelle de l’homme entre l’Ange et l’Esprit du mal reproduite sur tous les frontons des cathédrales, croyez bien qu’il ne songera pas une minute. La musique de Meyerbeer est l’œuvre d’un musicien de premier ordre et aussi d’un penseur. En même temps qu’il y a des idées, il y a aussi l’Idée[1].

Blaze de Bury ne se trompait pas. L’Idée assurément est dans cette musique. Mais elle n’y donne malheureusement pas tout ce qu’elle renferme ; elle n’y atteint pas à son développement supérieur. En l’ajustant à son génie essentiellement concret et scénique, à son art tout en relief et en dehors, Meyerbeer a dramatisé le symbole ; il l’a peut-être rétréci. Il a créé des individus et non des types ; il a placé Robert entre deux personnages plus qu’entre deux principes ou deux forces. Bertram, par exemple, est une admirable et sans doute immortelle figure. Que le démon ait un fils et qu’il l’aime, qu’il ne le puisse aimer que pour le perdre, cela est beau, de la beauté la plus dramatique. Il y a dans cette paternité diabolique une imitation et comme une contre-partie grandiose de la paternité divine. Voilà ce que Meyerbeer a magnifiquement exprimé. Relisez le rôle de Bertram, surtout les récits du premier et du cinquième acte. Il n’en est pas un qui ne soit un cri, un mouvement, un transport d’infernale et sublime tendresse. Mais considérez aussi que cette tendresse, en caractérisant le personnage, amoindrit et pour un peu contredirait l’idée du mal, du mal absolu, qu’il doit symboliser. Paire de Robert le fils de Bertram, et le fils passionnément aimé, c’était fournir à l’incertitude, au trouble du héros, à son attrait pour l’enfer et à ses velléités de le choisir, l’excuse et presque la justification sinon de la piété, du moins de la pitié filiale.

Jusque dans le trio final, qui reste un chef-d’œuvre en dépit de certaines faiblesses, le génie de Meyerbeer apparaît ainsi concret et formel. Un testament produit au moment favorable, une horloge qui sonne minuit, des élémens enfin ou des causes extérieures décident de l’issue de la lutte, et la mainmise en quelque sorte visible d’Alice sur

  1. Blaze de Bury, Meyerbeer et son temps.