Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/706

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans et par la nature, par l’ordre ou le désordre extérieur et matériel, par la beauté des choses ou par leur horreur, en un mot au dehors de l’homme encore plus qu’en lui-même. Si coupable que soit Max, il l’est beaucoup moins que Tannhæuser, coupable à coup sûr d’une faute moins formelle et pour ainsi dire moins profonde. Au milieu des sortilèges de la Gorge aux Loups, il semble que le mal ne fasse guère que l’environner. Il en connut la curiosité et l’ambition inquiète ; mais il en ressent déjà l’épouvante et non les délices. Il est dans le royaume du péché, mais il n’a pas fait de son âme ce royaume même. S’il a appelé l’enfer au secours de son désir, l’objet de ce désir : le pur amour d’une vierge, est en dehors, au-dessus de l’enfer. Ainsi le mal n’est pour le héros de Weber qu’un moyen ; pour celui de Wagner il sera le but et la fin.

Du bien encore plus que du mal, la conception ou l’idéal a dans le Freischütz un caractère extérieur et comme un aspect de nature. À l’inquiétude, au trouble, qu’est-ce que l’ouverture oppose tout d’abord ? La paix et la beauté des choses, un paysage, un chant de cor au fond des bois. Rappelez-vous le grand air de Max : après la fièvre du récitatif l’admirable mélodie : « Durch die Wälder, durch die Auen ; » est-ce que vraiment elle ne vient, elle ne souffle pas de la prairie et de la forêt ? Plus loin, quand Samiel a passé dans le fond du théâtre, quand le ciel un moment s’est voilé, et l’âme du jeune homme avec lui, il suffit qu’un hautbois soupire, et c’est le ciel encore plus que l’âme qui s’éclaircit ; c’est le soleil qui de nouveau rit là-bas sur la maison, sur le seuil où rêve assise la fiancée du chasseur.

Elle-même, l’innocente Agathe, la fille du garde-chasse, est associée partout à des scènes et à des impressions de nature. Les deux airs célèbres qui sont presque tout son rôle, baignent en quelque sorte dans l’atmosphère : l’un dans le crépuscule, l’autre dans la clarté du matin. Agathe n’est qu’une paysanne, une enfant de la forêt, je dirai presque une figure du monde extérieur, et non de ce monde moral qu’un jour Élisabeth représentera. Extérieur, voilà décidément le meilleur terme pour qualifier dans le Freischütz le bien et le mal en présence, le salut et la perdition. Gardons-nous au moins de le prendre en mauvaise part et pour synonyme de médiocre ou superficiel. Le salut n’est ici que dans la lumière du soleil, dans la joie, l’ivresse même de la vie saine, et non pas encore de la vie sainte, au milieu de la saine nature, mais ce n’en est pas moins le salut. Idéal primitif si on le compare à l’idéal de Wagner, mais idéal pourtant. Que demain vous relisiez le Freischütz, ayant entendu hier Tannhæuser , vous aimerez encore la beauté des choses après celle des âmes ; dans la simplicité de la vie naturelle, vous en qui la vie intérieure et morale aura surabondé, vous goûterez une sensation délicieuse de rafraîchissement et de repos.