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Puis, ayant sauvé son jeune maître, elle le marie, et s’en va de son côté rejoindre son petit amoureux.

Alice est désintéressée ; Élisabeth est renonçante et rédemptrice. Elisabeth se donne elle-même et meurt pour que celui qu’elle aime vive éternellement. Des trois figures de femme que nous venons d’évoquer, elle est la plus belle et la seule divine. Humaine cependant et vivante. Elle l’est beaucoup plus que la Senta du Vaisseau Fantôme, dont l’amour pour le Hollandais errant a quelque chose de trop imaginaire et fantastique, l’étrangeté de la possession ou de la suggestion ; plus que Brunnhilde peut-être, dont l’admirable personnage ne se dégage pas toujours de l’attirail mythologique et cosmogonique qui l’environne et l’étouffé. Enfin si, comme il le faut croire, la rédemption par le sacrifice est au-dessus de la connaissance par la pitié (durch Mitleid wissend), on nous accordera peut-être qu’Élisabeth l’emporte même sur Parsifal, et qu’elle est dans l’œuvre de Wagner à la fois la plus réelle et la plus idéale personnification du renoncement chrétien.

Dans sa lettre fameuse à Frédéric Villot, peu de temps avant la représentation à Paris de Tannhæuser, Wagner écrivait : « Vous trouverez déjà beaucoup plus de force dans le développement de l’action de Tannhæuser par des motifs intérieurs. La catastrophe finale naît ici, sans le moindre effort, d’une lutte lyrique et poétique où nulle autre puissance que celle des dispositions morales les plus secrètes n’amène le dénouement, de sorte que la forme même de ce dénouement relève d’un élément purement lyrique. » C’est au dernier acte que l’intériorité de Tannhæuser et surtout du rôle d’Élisabeth est le plus manifeste. Je ne crois pas que dans aucun autre drame, musical ou non, tout lien sensible soit aussi vite, aussi brusquement rompu entre les deux principaux personnages. Élisabeth et Tannhæuser ne se rencontrent (je parle de rencontre morale) qu’une seule fois : dans le duo du second acte. À partir du moment où Tannhæuser, en célébrant les délices du Venusberg, a jeté son péché comme un outrage au front de la jeune fille, celle-ci ne lui parlera, ne le regardera même plus jamais. Après avoir couvert un instant de son corps virginal ce corps souillé que menaçaient les glaives, elle se détourne, elle s’enferme en elle-même, et descend de plus en plus dans les profondeurs où se consomment les derniers mystères de l’âme, ceux de la damnation et ceux du salut.

Le printemps est venu, puis l’été. L’automne aujourd’hui rougit les bois de la Wartburg, du château maintenant attristé, dont le nom signifie attente. Le rideau se lève et laisse voir Élisabeth priant en silence. Wolfram, doux compagnon de sa douleur et de sa prière, la contemple, lui aussi presque silencieux. Voici les pèlerins qui reviennent de Rome. Élisabeth à leur approche se relève et regarde. Ils passent devant elle ; ils sont passés, et Tannhæuser n’était point avec eux. Alors, poussant