ou cinq télégrammes expédiés d’endroits toujours différens ?
« Peut-être succombe-t-elle déjà au désir d’un autre homme. Ce beau-frère dont elle me parlait à tout propos… » Et l’affreuse pensée, suscitée par la vieille habitude du soupçon et de l’accusation, s’empara de lui subitement, le bouleversa comme aux heures les plus sombres de jadis. Un tumulte de souvenirs amers se souleva en lui. Penché sur ce même balcon où, le premier soir, parmi le parfum des bergamotes, dans l’angoisse du premier regret, il avait invoqué le nom de l’aimée, il revécut en une seconde ses misères de deux ans. Et il lui sembla que, dans la splendeur de ce matin de mai, c’était le récent bonheur du rival inconnu qui se répandait et se propageait jusqu’à lui.
Comme pour s’initier au mystère profond où il allait entrer, George voulut revoir l’appartement désert où Démétrius avait passé ses derniers jours.
En léguant toute sa fortune à son neveu, Démétrius lui avait aussi légué cet appartement. George en avait conservé les chambres intactes avec un soin pieux, comme on garde un reliquaire. Ces chambres occupaient l’étage supérieur ; elles avaient vue au midi, sur le jardin.
Il prit la clef et monta l’escalier avec précaution, pour que personne ne lui demandât rien. Mais, dans le parcours du corridor, il devait passer nécessairement devant la porte de la tante Joconde. Dans l’espoir de passer inaperçu, il marchait doucement sur la pointe des pieds, retenant son souffle. Il entendit que la vieille toussait ; il fit quelques pas plus rapides, croyant que le bruit de la toux couvrirait le bruit de ses pas.
— Qui est là ? demanda de l’intérieur une voix enrouée.
— C’est moi, tante Joconde.
— Ah ! c’est toi ! George ? Viens, viens…
Elle apparut sur le seuil, avec son masque jaunâtre qui, dans l’ombre, était presque cadavérique ; et elle jeta sur son neveu ce regard particulier qui allait aux mains avant d’aller au visage, comme pour voir tout d’abord si les mains apportaient quelque chose.
Je vais dans l’appartement d’à côté, dit George, dont cette odeur humaine faisait lever le cœur de dégoût. Au revoir, tante. Il faut que je donne un peu d’air aux chambres.
Et il reprit sa marche dans le corridor, s’avança jusqu’à l’autre porte. Mais, comme il mettait la clef dans la serrure, il entendit derrière lui le boitement de la vieille.