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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/774

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George sentit son cœur défaillir en pensant qu’il ne trouverait peut-être pas le moyen de se débarrasser d’elle, qu’il serait peut-être obligé d’écouter sa voix bégayante dans le silence presque religieux de ces chambres, parmi les souvenirs chers et terribles. Sans rien dire, sans se retourner, il ouvrit la porte et entra.

La première pièce était sombre, pleine d’un air tiède et un peu suffocant, imprégné de cette odeur singulière qu’ont les vieilles bibliothèques. Un filet de faible lumière indiquait la fenêtre. Avant d’ouvrir la croisée, George hésita : il tendit l’oreille pour saisir le grincement des tarets. Tante Joconde se mit à tousser, invisible dans l’ombre. Alors, en tâtonnant sur la croisée pour trouver l’espagnolette de fer, il eut un petit frisson, une frayeur fugitive. Il ouvrit, se retourna, vit les formes vagues des meubles dans la pénombre verdâtre qui filtrait à travers les persiennes, vit la vieille au milieu de la chambre, penchée sur le côté, dandinant son corps flasque et mâchonnant quelque chose. Il repoussa les persiennes qui grincèrent sur leurs gonds. Un flot de soleil inonda l’intérieur. Les rideaux fanés eurent une palpitation.

D’abord il resta indécis : la présence de la vieille l’empêchait de s’abandonnera son sentiment. Son irritation s’accrut à tel point qu’il ne lui dit pas un mot, par crainte d’avoir la voix dure et courroucée. Il passa dans la pièce contiguë, ouvrit la fenêtre. La lumière se répandit, les rideaux palpitèrent. Il passa dans la troisième pièce, ouvrit la fenêtre. La lumière se répandit, les rideaux palpitèrent.

Il n’alla pas plus loin. La pièce suivante, dans l’angle, était la chambre à coucher. Il voulait y entrer seul. Mais il entendit, écœuré, le pas boiteux de l’importune vieille qui le rejoignait. Alors il prit un siège, s’enferma dans un silence obstiné, pour attendre.

La vieille passa le seuil avec lenteur. En voyant George assis sans parler, elle resta perplexe. Elle ne savait quoi dire. Le vent frais qui soufflait par la fenêtre irrita sans doute son catarrhe ; et elle se reprit à tousser, debout au milieu de la chambre. A chaque quinte, son corps semblait se gonfler, puis se dégonfler, comme une outre de cornemuse sous un souffle intermittent. Elle se tenait les mains sur la poitrine, des mains grasses, des mains de suif, aux ongles ourlés de noir. Et, dans sa bouche, entre ses gencives vides, sa langue blanchâtre tremblotait.

Aussitôt l’accès de toux calmé, elle tira de sa poche un cornet sale et y prit une pastille. Toujours debout, elle mâchonnait