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vigueur et du style, a donné à la grande victime une beauté plus ferme, presque virile. Couchée à plat sur les rochers, les deux mains étendues sur sa lyre qu’elle n’a pas abandonnée, les jambes repliées, elle ne montre guère que le dos ; c’est une bonne étude, menée avec soin, très intéressante pour les spécialistes, mais qui, comme toutes les études de ce genre, reste insuffisamment expressive et ne parle guère à l’imagination.

Ne faut-il pas voir encore une conséquence de ces habitudes scolaires auxquelles leur isolement condamne trop longtemps les sculpteurs dans cette multitude, chaque année croissante, de figures couchées et plaies qui s’étale sur les bas piédestaux du Salon ? Ce ne sont, de tous côtés, que morts ou mourans, évanouis, endormis, la plupart sans mouvement, quelques-uns se livrant à des contorsions violentes, soit par suite d’un cauchemar, soit pour cause d’empoisonnement. Pourquoi cet amour des attitudes horizontales ? Rien de plus simple. C’est que le modèle, étendu de la sorte, sur un bon tapis, donne aisément une pose plus longue et plus régulière que le modèle debout, dans une attitude expressive et pénible à tenir. Cela devient presque une étude de nature morte, et le sculpteur est impardonnable qui ne l’exécute pas en perfection. Mais quelles fonctions sociales donner à tous ces gisans, qui ne présentent ni l’intérêt iconographique, ni l’intérêt historique par lesquels les vieilles images funèbres, allongées, les mains jointes, dans leurs superbes costumes ou dans leur grave nudité, sur la pierre des tombeaux, nous retiennent et nous instruisent ? Dans un jardin ou dans une galerie, quelle pauvre décoration que ces corps aplatis, sans expressions et sans reliefs ! Ce ne sont donc que des thèmes d’atelier, et c’est ainsi qu’il les faut juger. Mais que de temps et d’efforts perdus par d’excellens praticiens et qui auraient pu être mieux employés !

Parmi ces études, la victime de Cléopâtre, l’Esclave empoisonné, de M. Loiseau-Rousseau, mérite une attention spéciale. Le spectacle n’est pas récréatif ; le pauvre diable, tombé sur le dos, en proie aux convulsions d’une horrible agonie, se tord violemment, la tête renversée en arrière, s’arc-boutant des épaules et des cuisses, les jambes tendues, se déchirant d’une main la poitrine et de l’autre arrachant des lambeaux de la peau de bête sur laquelle il se débat. Le sculpteur, toutefois, a mené sa tâche avec une résolution si ferme et si soutenue, il a si fortement, d’un bout à l’autre, exprimé la tension musculaire et l’angoisse du désespoir, dans tous les membres de ce corps robuste, sans affectation mélodramatique ou sentimentale, qu’il faut reconnaître dans cette habileté mieux qu’une virtuosité banale. On doit désirer