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j’entends des chants sublimes[1]. » Il se vantait alors d’être un ermite, un anachorète, et sa solitude lui était chère. Mais une grande pitié l’a touché, les servitudes de la pauvre humanité l’ont ému de compassion et de colère, et il a résolu de travailler à sa délivrance, de prononcer les paroles qui guérissent les malades et font marcher les paralytiques. Toutefois il ne se croit point tenu de plaindre toutes les misères, de s’apitoyer sur toutes les souffrances ; il ne pense pas que l’universelle pitié soit la vertu suprême, qui rachète les âmes. Il ne s’intéresse qu’aux esclaves qui détestent leurs fers et leurs geôliers, il ne s’attendrit que sur les blessés qui appellent le chirurgien et le supplient de les opérer.

Il accuse les socialistes orthodoxes de n’avoir pas d’assez hautes visées, de placer trop bas leurs affections et leurs désirs, de rêver d’une société où tout le monde aura le dos au feu, le ventre à table. Il leur reproche de vouloir employer la révolution à l’engraissement de l’espèce humaine, et à lui assurer les joies du pourceau luisant d’embonpoint, dont l’étable est bien tenue et l’auge toujours pleine. Il se plaint qu’ils subordonnent tout à la question de l’estomac, qui pour lui est secondaire. Cet idéaliste fait passer les biens spirituels avant les autres, et s’il souhaite d’extirper la misère de ce monde, c’est dans l’espérance que tous les hommes, ayant leur pain cuit et pouvant employer leur vie à autre chose qu’à se procurer les moyens de vivre, se rassasieront de cette pure félicité qui ne réside que dans le cœur et dans le cerveau. A la vérité il ne méprise rien, ni l’honneur, ni l’argent, ni l’amour, ni les divertissemens. Mais l’honneur, pense-t-il, ne nous rend heureux que lorsqu’il est la récompense d’un noble effort, l’argent n’a d’autre utilité que de nous aider à être libres ; l’amour n’est un bien que quand il développe en nous la passion du beau et les nobles penchans ; aussi n’a-t-il tout son prix qu’à l’âge où le cerveau ayant acquis toute sa puissance, acquiert aussi la faculté d’idéaliser tous nos plaisirs. Enfin M. Wille estime que nous devons donner à nos amusemens le superflu de nos forces que nous ne dépensons pas dans le travail. Si le cœur vous en dit, dressez et montez des chevaux fougueux, ramez, canotez, faites des tours de force ou d’adresse ; quant à lui, le sport qu’il préfère à tous les autres est celui de l’évangéliste, du missionnaire, qui agit sur les âmes par sa parole et les convertit à l’idée qu’il se fait du bonheur.

Qu’est-ce que le vrai bonheur ? il consiste à se sentir parfaitement libre. Qu’est-ce qu’un homme libre ? c’est celui qui ne se laisse gouverner que par sa seule raison et la charge de conduire sa vie. La terre sera un paradis le jour où tous les hommes seront parfaitement raisonnables et parfaitement libres, freie Vernunftmenschen, où, ne voulant que ce que veut leur raison, ils feront tout ce qu’il leur plaira,

  1. Einsiedler und Genosse, soziale Gedichte von Bruno Wille ; Berlin, 1894.