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sans recevoir d’ordres de personne, guéris à jamais de tous les respects superstitieux, de la peur des fantômes et de l’adoration des idoles. « Avant peu le soleil se lèvera, s’écrie cet Isaïe, et les peuples morts se lèveront aussi pour se baigner dans les flots d’une lumière dorée. Les corps seront beaux et robustes, les clartés de l’esprit rayonneront sur les visages. Honneur à toi, soleil, qui réveilles ceux qui dorment ! La terre brille parée et fleurie comme une fiancée ; au milieu des luxurians bocages se dressent des maisons de marbre. Honneur à toi, soleil, qui transfigures le monde ! »

Dans la société telle qu’elle existe, dans la terre de servitude que nous habitons, la raison est une ombre et la liberté une dérision. Nous n’avons pour la plupart d’autres règles de conduite que des traditions écrites ou orales dont le sens nous échappe, des coutumes reçues, des usages absurdes que nous tenons pour des lois inviolables et sacrées, et soumettant aveuglément notre volonté à la volonté des morts et aux fantaisies des vivans, nous ne voulons que ce qu’on nous contraint à vouloir. Pour surcroit de malheur, le troupeau a des bergers, et par l’effet d’un préjugé héréditaire le mouton respecte leur houlette et se plie à leurs caprices, persuadé que les obéissances sont le seul moyen d’assurer son bonheur dans ce monde comme dans l’autre.

Notre plus grand ennemi, c’est l’État, qui du commencement à la fin de nos jours s’arroge le droit de s’ingérer, d’intervenir dans nos affaires et à toute heure appesantit son bras sur nous. A peine sommes-nous sortis du ventre de notre mère, nous devons annoncer notre naissance à ce maître fâcheux qui veut tout voir et tout savoir, et il nous inscrit sur ses registres. Nous grandissons ; il exige que nous allions nous instruire dans ses écoles, et plus tard nous ferons connaissance avec ses casernes. Sommes-nous en âge de gagner notre pain, nous devons nous mettre en règle avec ses percepteurs ; une femme nous plaît-elle, elle ne sera vraiment à nous que s’il daigne y consentir et sanctionner notre union ; prenons-nous quelque liberté qui lui déplaît, il nous inflige des peines pécuniaires, afflictives ou infamantes ; nous vient-il quelque bonne idée que nous désirons communiquer à nos frères, il sera là, écoutant tout ce que nous disons et toujours prêt à placer son mot dans la conversation : « Traversez une rue, dit M. Wille, vous êtes sûrs de rencontrer un agent de police, un soldat, un huissier ou un écriteau comminatoire. Nous nous sentons comprimés, entravés dans toutes nos actions par des lois, des avertissemens, des règlemens, des interdictions. Partout l’État nous apparaît sous la forme de gendarmes, de juges, de palais de justice ou de prisons. Combien est vrai le mot du conscrit qui disait : « Ici tout est défendu, à l’exception d’un certain nombre de choses qui sont rigoureusement commandées ! »

Ce qu’il y a de pire, c’est que la plupart des hommes considèrent