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l’État comme un bien, d’autres comme un mal nécessaire, et qu’on a bientôt fait de compter ceux qui le tiennent pour un mal inutile, ceux qui se représentent sans effort et sans effroi un avenir social où il n’existera plus. Les socialistes eux-mêmes se proposent d’augmenter encore ses pouvoirs et ses compétences ; qu’il se charge de les nourrir, ils se donneront à lui pieds et poings liés, et on verra se renouveler l’histoire de Joseph, qui par d’habiles accaparemens réduisit les Égyptiens à la famine, jusqu’au jour où ils lui dirent : « Achète-nous contre du pain ; prends nos champs, prends nos personnes, nous appartiendrons à mon seigneur, nous et nos biens. Que nous ayons tous notre part des rosées du ciel et de la graisse de la terre, et il nous en coûtera peu de servir Pharaon. »

L’homme qui aspire à sa pleine et entière émancipation doit se dépouiller résolument de tous ses vains préjugés. On n’est vraiment libre que lorsqu’on s’est convaincu que l’État n’est point indispensable pour maintenir l’ordre dans les sociétés, et on ne cesse de croire à la nécessité de l’État que lorsqu’on ne croit plus à l’existence d’un Dieu personnel, nécessaire à l’administration du monde, qui, comme les gouvernans d’ici-bas, enrichit de ses dons ceux de ses sujets qui le courtisent et anéantit les rebelles par un froncement de ses sourcils. Rien n’est plus propre à amoindrir l’homme, à l’avilir, à diminuer l’estime qu’il se doit à lui-même et l’idée qu’il se fait de ses destinées, que l’adoration d’un être suprême, sans la volonté duquel aucun cheveu ne tombe de notre tête, et qui dispose de nous comme de marionnettes dont il tient les fils. Autant que les théologiens, les philosophes abusent de notre candeur et attentent à notre dignité, quand ils cherchent à nous démontrer l’existence d’un premier principe des choses et d’un ordre moral du monde. Quiconque croit à l’absolu fait acte de dépendance, humilie en lui-même la fierté humaine. Le vrai socialiste croit comme un article de foi que le monde et les sociétés peuvent se passer de gouvernement, et la seule philosophie qui affranchisse les esprits est celle qui proclame l’autonomie des plus chétifs habitans de ce grand univers.

— « Otez les dieux étrangers qui sont au milieu de vous, disait le patriarche Jacob aux gens de sa maison ; purifiez-vous et changez de vêtemens. » — « Renversez toutes les idoles devant lesquelles vous avez trop longtemps fléchi le genou, nous dit M. Wille, et du même coup vous aurez supprimé les armées, la police, les tribunaux, les fusils, les sabres, les fouets, les chaînes, les cachots, les privilèges, l’exploitation des pauvres par les riches, les tyrannies des capitalistes, les jalousies entre nations, les frontières, les chauvins, le patriotisme homicide qui lave dans le sang ses injures imaginaires. » Mais pour que les hommes reviennent de leurs idolâtries et se rendent dignes de leurs nouvelles destinées, il faut faire leur éducation et leur inspirer dès leur petite