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lui reprochions de nous gratifier d’une liberté très incomplète, que nous lui disions : « Tu m’affranchis de tous les jougs humains, affranchis-moi du joug de la nature, ou tu n’auras rien fait. » Je sais que dans la société idéale, les machines sans cesse perfectionnées étendront notre domination sur les forces naturelles ; que s’il en faut croire un autre socialiste allemand, M. Hertzka, les hommes auront des ailes comme les oiseaux ; qu’ils devanceront les hirondelles au vol, et que chaque jour, un géodrome aimanté, arrivant du cap Nord et passant à Paris à deux heures précises, nous permettra, s’il nous plaît, d’aller dîner le soir en Sicile[1]. Mais si admirables que soient ces progrès, il faudra toujours compter avec les accidens et avec le plus cruel de tous. Est-on parfaitement libre quand le lendemain n’est jamais assuré, quand on sait « que tout ce qui se mesure finit et que tout ce qui est né pour finir n’est pas tout à fait sorti du néant où il est sitôt replongé ? » Non seulement M. Wille nous laisse dans la dépendance de la nature ; il ne nous soustrait à l’empire de la loi morale que pour nous soumettre au despotisme de la raison. Qui n’a éprouvé, cent fois dans un jour, le désir de déraisonner librement ? Qui ne s’est senti gêné, contrarié, violenté par sa raison ? A qui n’est venue l’envie de chasser cette étrangère, qui nous fait la loi ? Rien n’est plus raisonnable que l’arithmétique, et quelle tyrannie que la sienne ! Elle nous contraint de croire que deux fois deux l’ont quatre ; quelle servitude que d’être obligé de reconnaître que deux sous ajoutés à deux sous n’en feront jamais cinq !

Plusieurs jours durant j’ai habité en imagination le paradis de M. Wille, et j’ai fait de sincères, mais vains efforts pour m’y sentir libre et heureux. J’y ai rencontré des égoïsmes intelligens, qui ayant eu des difficultés sérieuses avec les égoïsmes bornés, demandaient à grands cris qu’on relevât les prétoires et qu’on rétablît les juges dans leur emploi. J’ai causé avec des altruistes qui, ayant cultivé avec ardeur le noble sport de la charité, avaient été payés d’une noire ingratitude et disaient : « Délivrez-nous de notre vertu qui ne nous procure aucune joie. » D’autres disaient : « Délivrez-nous de notre bonheur ! Délivrez-nous de notre liberté ! » Et ces hommes parfaitement libres et parfaitement raisonnables se prenaient à regretter les vieilles idoles, qui souvent dures aux petits, insoucieuses de leurs peines, souffrent du moins qu’ils possèdent un champ et une maison et qu’ils les lèguent à leur famille. C’est un avantage plus doux peut-être que celui de ne pas recevoir les verges dans son enfance.


G. VALBERT.

  1. Entrückt in die Zukunft, sozialpolitischer Roman, von Theodor Hertzka ; Berlin, 1895.