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charme ensorceleur et réduite à l’aspect physique d’un vulgaire organe auquel le souvenir même des caresses s’associait comme celui d’un acte machinal et dépourvu de toute beauté.

George considérait d’un œil attentif et lucide la réalité crue de cette femme inconsciente à la vie de laquelle il avait, jusqu’alors mêlé si furieusement sa propre vie. Et il pensait : « En un instant, tout a pris fin. La flamme est éteinte. Je ne l’aime plus !… Comment cela s’est-il fait ? » Il y avait en lui, non pas seulement l’aversion qui suit les plaisirs prolongés, mais un détachement plus profond, qui lui paraissait définitif et irrémédiable. « Comment peut-on aimer encore après avoir vu ce que je vois ? « En lui survenait le phénomène ordinaire : avec les premières perceptions réelles, isolées et exagérées, il se composait par association un fantôme intérieur qui donnait à ses nerfs une impulsion beaucoup plus forte que l’objet présent. Désormais, ce qu’il voyait dans la personne d’Hippolyte avec une inconcevable intensité, c’était exclusivement l’être inférieur, privé de toute valeur spirituelle, simple instrument de plaisir et de luxure, instrument de ruine et de mort. — Et il avait horreur de son père ! Mais, au fond, ne faisait-il pas, lui aussi, la même chose ? — Et le souvenir de la concubine lui traversa l’esprit ; il retrouva dans sa mémoire certains détails de l’horrible altercation survenue entre lui et cet homme odieux dans la maison de campagne, devant la fenêtre ouverte par où il avait entendu les cris des petits bâtards, devant cette grande table chargée de papiers sur laquelle il avait aperçu le disque de cristal avec la vignette obscène…

— Ah ! mon Dieu, que le temps est lourd ! — murmura Hippolyte en détachant les yeux de la voile blanche qui restait toujours immobile dans l’infini. — Ne te sens-tu point accablé ?

Elle se leva, fit quelques pas traînans vers un large siège d’osier chargé de coussins, s’y abandonna comme morte de fatigue, avec un grand soupir, renversant la tête, fermant à demi ses yeux dont les cils courbés tremblotaient. Soudainement, elle était redevenue, très belle. Sa beauté s’était rallumée à l’improviste comme un flambeau.

— Quand le mistral va-t-il venir ? Regarde cette voile. Elle est toujours à la même place ! C’est la première voile blanche depuis mon arrivée. Il me semble que je la rêve.

Comme George se taisait, elle reprit :

— En as-tu vu d’autres, toi ?

— Non ; pour moi aussi, c’est la première.

— D’où peut-elle venir ?

— Du Gargan, sans doute.