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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 130.djvu/270

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parfum de l’encens, toutes les sensualités du culte, les plus violentes et les plus délicates. Mais ils avaient perdu la foi. Ils s’agenouillaient devant un autel déserté par Dieu. Leur misère provenait donc d’un besoin métaphysique que le doute implacable empêchait de s’étendre, de se satisfaire, de se reposer dans le giron divin. Comme ils n’étaient pas conformés de telle sorte qu’ils pussent accepter et soutenir la lutte pour l’existence vulgaire, ils avaient compris la nécessité de la réclusion. Mais comment l’homme exilé de la vie pourrait-il se tenir dans une cellule où manque le signe de l’Éternel ? La solitude est l’épreuve suprême de l’humilité ou de la souveraineté d’une âme ; car on ne la supporte qu’à condition d’avoir complètement renoncé à Dieu ou à condition d’avoir l’âme assez puissante pour servir d’inébranlable assise à un monde.

Tout à coup, l’un des deux, sentant peut-être que la violence de sa peine commençait à excéder la résistance de ses organes, avait voulu se transformer par la mort en un être plus haut ; et il s’était élancé dans le mystère, d’où il contemplait le survivant avec des yeux immarcescibles. Ego Demetrius Aurispa et unicus Georgius filius meus

Or le survivant comprenait, dans les momens de lucidité, qu’il ne pourrait d’aucune manière réaliser le type de la vie exubérante, l’idéal « dionysiaque » entrevu dans un éclair sous le grand chêne, lorsqu’il avait savouré le pain nouveau rompu par la femme jeune et joyeuse. Il comprenait que ses facultés intellectuelles et morales, trop disproportionnées, ne réussiraient jamais à trouver leur équilibre et leur règle. Il comprenait enfin que, au lieu de s’efforcer à se reconquérir pour soi, il devait renoncer à lui-même ; et que deux voies seulement pouvaient l’y conduire : ou suivre l’exemple de Démétrius, ou se donner au ciel.

La seconde voie le séduisait. En la considérant, il faisait abstraction des circonstances défavorables et des obstacles immédiats, par un effet de son irrésistible besoin de construire complètement toutes ses illusions et de les habiter pendant quelques heures. — Sur cette terre natale ne se sentait-il pas enveloppé par l’ardeur de la foi plus encore que par l’embrasement du soleil ? N’avait-il pas dans les veines le plus pur sang chrétien ? L’idéal ascétique ne circulait-il pas dans les rameaux de sa race, depuis le noble donateur Démétrius, jusqu’à la pitoyable créature qui s’appelait Joconde ? Était-il donc impossible que cet idéal se régénérât en lui, s’élevât jusqu’aux suprêmes hauteurs, atteignît la cime de l’extase humaine en Dieu ? Chez lui, tout était prêt pour magnifier l’événement. Il possédait toutes les qualités de l’ascète :