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sinueux, des monstres symboliques, de toutes les particularités de l’œuvre, allait se révélant à l’esprit par les yeux la loi unique et absolue d’un rythme auquel les grandes masses et les petits ornemens obéissaient tous ensemble. Et la force secrète de ce rythme était si grande qu’à la fin elle réussissait à triompher de toutes les discordances environnantes et à donner la vision prestigieuse de l’œuvre intégrale, telle que, par la haute volonté de l’abbé Léonate, au XIIe siècle, elle avait jailli dans une île fertile embrassée et nourrie par un fleuve puissant. Tous deux, lorsqu’ils s’éloignèrent, emportaient cette vision. C’était en septembre ; et, aux alentours, dans l’été mourant, la campagne avait un aspect mêlé de grâce et de sévérité, une sorte de correspondance occulte avec l’esprit du monument chrétien. Deux couronnes ceignaient la vallée paisible : la première faite de collines toutes en vignobles et en olivaies, la seconde de roches nues et pointues. Et dans ce spectacle il y avait, selon le mot de Démétrius, je ne sais quoi de semblable au sentiment obscur qui anime cette toile de Léonard où, sur un fond de roches désolées, sourit une femme enchanteresse. Et, pour rendre plus poignant le trouble énigmatique de leurs deux âmes, un chant montait d’une vigne lointaine, prélude de la vendange hâtive ; et, derrière eux, répondait à ce chant la litanie des pèlerins qui reprenaient leur voyage. Et, les deux cadences, la sacrée et la profane, se confondaient…

Fasciné par la souvenance, le survivant n’eut plus qu’un désir, chimérique : retourner là-bas, revoir la basilique, s’y installer pour la défendre contre la ruine, la restituer dans sa beauté primitive, y rétablir le grand culte, et, après une si longue période d’abandon et d’oubli, renouveler le Chronicon Casauriense. N’était-ce point là vraiment le temple le plus glorieux qu’il y eût dans la terre d’Abruzzes, édifié sur une île du fleuve père, siège antique de puissance temporelle et spirituelle, centre d’une vie large et fière pendant une longue suite de siècles ? L’âme clémentine y subsistait encore, profonde ; et, en ce lointain après-midi d’été, elle s’était révélée à Démétrius et à George par la divine pensée rythmique que toutes les lignes concouraient à exprimer.

Il dit à Hippolyte :

— Peut-être changerons-nous de séjour. Tu te rappelles le rêve d’Orvieto ?

— Oh ! oui, s’écria-t-elle ; la ville des couvens, où tu voulais me conduire !

— Je veux te conduire dans une abbaye abandonnée, plus solitaire que notre ermitage, belle comme une cathédrale, pleine de très antiques souvenirs, où il y a un grand candélabre de