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sentiment pur de pitié ne lui avait empli le cœur en présence de l’enfant à l’agonie. Et, dans sa mémoire, il la revoyait aussi accélérant le pas vers le groupe de curieux penchés sur le parapet du Pincio pour distinguer les traces laissées sur le pavé par le suicidé.

« La cruauté est latente au fond de son amour, pensa-t-il. En elle, il y a quelque chose de destructif, qui se manifeste d’autant plus clairement que l’ardeur de ses caresses est plus forte… » Et il revoyait l’image effrayante et presque gorgonéenne de cette femme, telle qu’elle était souvent apparue à ses yeux mi-clos.

— Regarde ! dit-elle en lui montrant le papillon transpercé qui agitait encore les ailes. Regarde comme ses yeux brillent !

Et elle le présentait de diverses façons à la lumière, comme quand on veut aviver l’irisation d’une gemme. Elle ajouta :

— Le beau joyau !

Et, d’un geste souple, elle le piqua dans ses cheveux. Puis, regardant George au fond des prunelles :

— Toi, tu ne fais que penser, penser, penser ! Mais à quoi penses-tu ? Du moins tu parlais, jadis ; peut-être même plus qu’il n’aurait fallu. Maintenant, tu es devenu taciturne, avec un air de mystère et de conspiration… As-tu quelque chose contre moi ? Parle, quand même cela devrait me faire mal.

L’accent de sa voix, soudainement changé, exprimait l’impatience et le reproche. Elle s’apercevait une fois de plus que son amant n’avait été qu’un spectateur réfléchi et solitaire, un témoin vigilant et peut-être hostile.

— Mais parle donc ! J’aime mieux les paroles méchantes d’autrefois que ce mystérieux silence. Qu’as-tu ? te déplait-il d’être ici ? es-tu malheureux ? ma présence continue te fatigue-t-elle ? ai-je trompé ton attente ?

Assailli de front et à l’improviste, George s’irrita, mais contint son irritation ; bien plus, il essaya de sourire.

— Pourquoi ces questions étranges ? dit-il avec calme. Cela t’ennuie, que je pense ? Comme toujours, je pense à toi et aux choses qui te concernent.

Et, vivement, avec un doux sourire, par crainte qu’elle ne soupçonnât une nuance d’ironie dans ses paroles, il ajouta :

— Tu rends mon esprit fécond. Quand je suis en ta présence, ma vie interne est si pleine que le son de ma propre voix me déplaît.

Elle fut contente de cette phrase affectée qui semblait l’élever à une fonction spirituelle, la proclamer créatrice d’une vie supérieure. L’expression de son visage devint grave, tandis que, dans