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leur laisser ; ils se le disent les uns aux autres. L’esprit de liberté devient une habitude sociale. On ne s’attache pas à la liberté seulement connue à un droit, on y prend plaisir comme à l’exercice d’une passion. Il y a une passion libérale, et un libéralisme passionné. L’homme est très fier de « penser par lui-même », et comme, à l’ordinaire, il ne pense pas, c’est la liberté on soi, le plaisir de nier ceux qui pensent, sans penser lui-même, qu’il chérit. Trente millions d’orgueils solitaires, sans raison d’être et sans prétexte, exaltés par la conscience d’exercer un droit sacré, inquiets dès que, par un acquiescement momentané à la pensée d’autrui, ils s’avisent qu’ils cessent ou vont cesser de l’exercer : donc conflit voulu, créé de rien quand il n’a pas de matière, inventé pour le plaisir quand il n’a pas d’occasion, discorde cultivée avec amour, honorée et consacrée de noms honorables, voilà en son fond l’état de liberté. C’est l’anarchie sacrée reine du monde.

Les philosophes du XVIIIe siècle, à la suite du protestantisme, ont créé cet individualisme affolé. Ont-ils eu tort ? Pas le moins du monde : à chaque siècle suffit sa peine. L’urgent c’était de briser les anciennes idoles. Le plus important pour le penseur, qui ne fait jamais qu’aider un peu la marche naturelle des choses, c’est de voir ce qu’il a à faire au siècle où il est. Au XVIIIe siècle ce qu’il y avait à faire c’était une table rase. On l’a faite, soit ; mais nous n’avons plus rien à raser. La période de transition est passée. Continuer à crier liberté, c’est vouloir que la société, parce qu’on l’a désorganisée comme étant mal organisée, ne s’organise plus. C’est faire d’un cri de guerre une constitution ; c’est faire d’une négation un principe de vie nouvelle. Assez de négatif : c’est un principe positif que maintenant il faut trouver. Qu’on fasse bien attention à ce sens du mot positif. C’est le premier sens du mot, et c’est le vrai dans la pensée des premiers positivistes. Positivisme, dans l’acception courante du mot, est devenu l’opposé d’hypothétique et de conjectural. Il signifie ne croire qu’aux faits et à certains rapports reconnus constans entre les faits. Dans les commencemens son vrai sens était autre. Il signifiait le contraire de négatif, comme le veut la bonne langue traditionnelle ; il était opposé à ce qu’il y avait de purement négatif, prohibitif et destructeur dans la philosophie du XVIIIe siècle. Il signifiait mettre quelque chose à la place de rien. C’est dans ce sens que Comte emploie sans cesse l’expression de politique positive dans le Producteur de 1825.

Voilà donc l’état anarchique de l’humanité et plus particulièrement de la France au lendemain de la Révolution française. Par