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de sa vie : nous le voyons patinant à Francfort, ainsi que l’a peint Kaulbach, ou rêvant son Faust dans la cave d’Auerbach, ou tenant tête à Napoléon ; après quoi, nous nous répétons qu’il fut un « intellectuel », qu’il eut un « génie encyclopédique », et cela nous suffit. Nous n’avons garde d’approfondir. Si nous pensons à ses œuvres, même à celles dont nous connaissons le mieux les titres, nos jugemens se brouillent davantage encore. Mille peintures, reproduites par toutes sortes de procédés, dansent devant nos yeux : nous voyons Charlotte coupant à sa nichée des tranches de pain bis ; Mignon regrettant sa patrie ; Faust et Méphistophélès emportés dans un tourbillon parmi les sorcières de la nuit de Walpurgis, que sais-je encore ? La musique ajoute à cette confusion : Schumann, Berlioz, Gounod, M. Boïto, ont broché sur son Faust d’autres Fausts que nous connaissons mieux ; Wilhelm Meister nous chante les romances de M. Ambroise Thomas ; l’habit bleu barbeau de Werther se détache sur des accompagnemens de M. Massenet. Quant aux œuvres qui n’ont point eu la fortune d’être ainsi vulgarisées, Gœtz de Berlichingen, Egmont, Tasso, les Affinités électives, elles flottent dans des brumes de plus en plus incertaines. Cependant, la critique allemande, avec une infatigable ardeur, travaille sur l’œuvre énorme, sur la longue existence si remplie et si riche. Chaque année voit s’augmenter une bibliothèque déjà colossale. Les papiers de Gœthe ayant été livrés à l’avidité des chercheurs, on a tout publié, jusqu’à ses carnets de ménage. On ne s’est pas contenté de dresser autour de ses moindres pièces un appareil redoutable de commentaires, ni de discuter à coups de documens et d’hypothèses les moindres détails de son histoire ; on a écrit de longues monographies sur les plus obscurs des personnages qui se trouvèrent en rapport avec lui ; ses camarades d’études sont devenus des célébrités, ses maîtresses des figures historiques. Lui-même a pris des proportions surhumaines : dans plusieurs universités, des professeurs consacrent leur vie à le raconter et à l’expliquer. Weimar, où sont recueillis ses souvenirs, est devenu la Mecque d’une religion dont il est le dieu : on y conserve sa tabatière et ses collections, les cailloux qu’il ramassait dans ses promenades, les objets d’art qu’il rapportait d’Italie, les présens qu’il recevait de ses admirateurs. Il y a un Musée Gœthe pour l’installation duquel le rigorisme allemand s’est adouci, car on y a pendu les portraits de toutes les femmes qu’il a aimées autour de celui de sa femme légitime. Il y a une société, puissante et riche, vouée exclusivement à son culte. Il y a des Gœthe-Jahrbücher où l’on publie tout ce qu’on peut retrouver de lui, ou