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ESSAI SUR GŒTHE

LES MÉMOIRES DE GŒTHE

L’idée que nous nous faisons des grands écrivains et de leurs œuvres n’est point immuable : elle se modifie, au contraire, avec les générations. Mais ce changement s’accomplit avec lenteur : il arrive, en effet, que lorsque l’admiration que les poètes préférés ont inspirée commence à perdre sa spontanéité et sa sincérité premières, on les lit moins : en même temps, abandonnés par ceux qui cherchent dans la lecture du plaisir ou de l’émotion, ils deviennent la proie des érudits, qui les commentent et les épluchent à l’infini, sans pour cela les juger, ou même les comprendre ; et enfin, leurs ouvrages, en se vulgarisant, se déforment, car on les met volontiers, s’ils y prêtent, en images ou en opéras, et c’est sous ces formes simplifiées qu’ils se survivent. Cette espèce de cristallisation, — tribut de reconnaissance payé par la postérité à ceux qu’ont aimés les ancêtres, — produit ce singulier résultat, que tels poètes ou tels penseurs sont d’autant plus célèbres que leur action réelle est plus réduite, sans parler de tant de préjugés, de partis pris, de conventions, qui les défigurent eux-mêmes : on n’a plus alors sur eux qu’une opinion faite d’avance, que personne ne songe à réviser ni même à justifier, qui se traduit par des formules à la fois imprécises et fixes, lesquelles revêtent le caractère sacré d’articles de foi. Tel est, dans certaines mesures, le cas de Goethe. Si nous évoquons sa figure, elle nous apparaît comme en une auréole de légende, dans deux ou trois momens caractéristiques