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navires qui franchissaient les détroits danois, 12 000 ou 15 000 emprunteraient la nouvelle route. Mais ces calculs parurent optimistes, car si le gain était sensible (22 heures pour un navire venant de Londres ou de Rotterdam), il ne l’était pas assez pour qu’on fût assuré de la formation d’un courant commercial aussi important. Le dilemme ordinaire se posait par conséquent : ou bien tenir très bas les droits de transit, et alors l’amortissement n’était pas garanti, si même les Irais d’entretien étaient couverts ; ou bien élever les droits et n’attirer qu’une clientèle restreinte, celle des bâtimens qui voudraient aller par exemple de Hambourg ou de Brème à Lübeck ou à Rostock, les ports les plus voisins des deux issues du canal. Et dans ce cas, le rendement n’était pas meilleur.

On fit alors intervenir la philanthropie et les assurances. Il existe des cartes statistiques des naufrages qui se produisent chaque année sur les côtes du Jutland et du Schleswig occidental. Ces cartes sont habilement disposées : de gros points noirs, qui représentent les navires perdus, se pressent, s’accumulent contre le trait du littoral, donnant une impression lugubre, une impression qu’on voulait rendre suggestive. Mais le sentimentalisme exclusivement cérébral des Allemands le cède toujours en temps utile au légitime souci de bien employer leur argent. Des raisonneurs avisés observèrent qu’il valait mieux multiplier les stations de sauvetage et se garder d’un mauvais placement. Quant aux assurances, c’était affaire aux étrangers, qui fournissaient naturellement le plus de victimes, aux Anglais surtout, d’apprécier l’avantage d’un abaissement des primes. D’ailleurs, les cartes statistiques révélaient que les chances de sinistres étaient beaucoup plus fortes en automne que dans les autres saisons. Le canal, à ce compte, ne serait guère fréquenté que pendant trois mois, tandis que les frais d’entretien et d’exploitation courraient pendant toute l’année, ce qui n’était pas pour améliorer le rendement.

Y avait-il lieu, du moins, d’espérer que cette voie maritime développerait la production des contrées qu’elle allait couper, ou qu’elle favoriserait l’éclosion d’industries nouvelles ? Les optimistes officieux l’affirmaient, sans le prouver. Car si, en France, on pouvait admettre que, tout le long du canal des deux mers, traversant 450 kilomètres d’une région riche, mais mal exploitée, il se créerait de grandes escales commerciales et que l’instrument de transit deviendrait ainsi l’instrument de trafic, une telle hypothèse perdait beaucoup de sa valeur dès qu’il s’agissait du canal allemand. Celui-ci, quatre fois plus court, devait desservir