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et de lui avoir offert le genre d’amusemens qu’elle réclamait. Je le plains seulement que la nécessité l’ait contraint, étant Molière, à devenir en outre un Benserade supérieur.

Il restait à trouver le ton, la couleur, l’esprit et le style du genre de poème qui s’accommoderait avec la musique et les machines. Car le drame musical peut revêtir toutes les formes. Il peut être héroïque ou religieux aussi bien qu’amoureux et profane. Mais on voit bien quelles influences présidaient à la naissance de l’opéra. Il n’allait pas donner chez nous satisfaction à un instinct national, à un besoin généralement répandu ; nos grands parens n’avaient pas pour la musique cette passion qu’on a réussi à nous inculquer à force d’importations étrangères et, je pense aussi, par suite de l’exaspération de notre sensibilité et du détraquement de nos nerfs. « Il n’y avait pas un seul homme dans le pays, dit Voltaire, qui sût faire un trio ou jouer passablement du violon. » Le goût de l’opéra est au XVIIe siècle une forme de la manie de l’exotisme. Il rallie tous les « snobs » de l’époque. Il se fait jour dans la période du nouveau règne où l’on est le plus enfiévré de plaisir. Il sévit tout particulièrement parmi les femmes. Dans une petite comédie, d’ailleurs insipide, Saint-Évremond met en scène une jeune fille que la passion de l’opéra a rendue folle, mais, comme vous l’entendez bien, folle à enfermer. Il indique les phases successives par où le mal a passé chez la pauvrette : « Les Astrées lui avaient donné la fantaisie d’être bergère ; les romans lui avaient inspiré le désir des aventures, et ce que nous voyons aujourd’hui est l’ouvrage des opéras. » C’est cela même, et telle est précisément la filiation de l’opéra. Il continue la littérature romanesque et la poésie de salon. Une cour galante, le monde élégant, les femmes et les marquis, tous les doucereux et les enjoués, ceux qui préfèrent le « vain plaisir » aux jouissances de l’esprit, ceux qui ne demandent à l’art que de les amuser, tels sont ceux pour qui se prépare et au gré de qui se façonne le divertissement de l’opéra. C’est le triomphe de l’influence mondaine. Ceux-là ne peuvent déjà plus supporter ni l’héroïsme de Corneille, suranné et qui les fait sourire, ni la fantaisie de Molière, qu’ils trouvent triviale. Ce sont les mêmes qui feront à Racine mie guerre implacable et ne lui pardonneront pas d’avoir exprimé la vérité de la nature humaine. Ils ne veulent rien que de factice, ils n’admettent rien que de conventionnel, ils ne goûtent rien que de fade. C’est pourquoi ils applaudissent à l’art de Quinault, dans lequel ils se reconnaissent. Les tragédies de celui-ci sont faites à leur ressemblance et à leur mesure : elles sont l’expression même du goût de la société. L’Astrate, auquel il ne manque pour braver les critiques mêmes de Boileau que d’avoir été mis en musique, est de 1663. Désormais l’opéra a son librettiste ; il a trouvé la nature des sentimens qu’il exprimera et la langue qui lui convient.