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science, Hippolyte l’avait acquise sur lui ; elle possédait cette science infaillible ; elle connaissait jusqu’aux sensibilités les plus secrètes et les plus subtiles de son amant, elle savait les émouvoir avec une merveilleuse intuition des états physiques qui en dépendaient, et de leurs correspondances, et de leurs associations, et de leurs alternatives.

Mais ce désir inextinguible qu’elle avait allumé chez son amant la brûlait à son tour. Ensorceleuse, elle-même éprouvait les effets de son sortilège. La conscience de son pouvoir, expérimenté mille fois sans faillir, l’enivrait ; et cette ivresse, en l’aveuglant, l’empêchait d’apercevoir la grande ombre qui chaque jour s’épaississait derrière la tête de son esclave. La terreur qu’elle avait découverte dans les yeux de George, les tentatives de fuite, les hostilités mal déguisées, l’excitaient au lieu de la retenir. Le goût artificiel pour la vie transcendante, pour les choses extraordinaires, pour le mystère, ce goût que George avait développé en elle, se complaisait à ces symptômes révélateurs d’une altération profonde. Autrefois, son amant séparé d’elle, torturé par l’angoisse du désir et de la jalousie, lui avait écrit : « Est-ce l’amour, cela ? Oh ! non. C’est une sorte d’infirmité monstrueuse qui ne peut fleurir qu’en moi, pour ma joie et pour mon martyre. Je me plais à croire que ce sentiment, nulle autre créature humaine ne l’a jamais éprouvé. » Elle s’enorgueillissait à la pensée d’avoir pu susciter un tel sentiment chez un homme si différent des hommes vulgaires qu’elle avait connus ; elle s’exaltait en reconnaissant d’heure en heure les étranges effets de sa domination exclusive sur le malade. Et elle ne se proposait pas d’autre but que d’exercer sa tyrannie, avec un mélange de légèreté et de gravité, en passant tour à tour du jeu à l’abus.


II

Parfois, au bord de la mer, en contemplant la femme inconsciente près de l’onde calme et périlleuse, George pensait : « Je pourrais la faire mourir. Souvent elle essaie de nager en s’appuyant à moi. Il me serait facile de l’étouffer sous l’eau, de la perdre. Aucun soupçon ne m’atteindrait ; le crime aurait l’apparence d’un malheur. Puisqu’elle est aujourd’hui le centre de toute mon existence, quel changement adviendrait-il en moi demain, après sa disparition ? N’ai-je pas plus d’une fois éprouvé un sentiment de paix et de liberté en me la figurant morte, enfermée pour toujours dans la tombe ? Peut-être réussirais-je à me sauver, à reconquérir la vie, si je faisais périr l’Ennemie, si je renversais l’Obstacle. »