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George, sentant son cœur se serrer, s’écria :

— Mais portez-le donc à l’ombre, dans une maison, pour que sa mère ne le voie pas nu sur ces galets, sous ce soleil !

Obstinément, le gardien objecta :

— On ne doit pas le bouger ; jusqu’à l’arrivée de la justice, on ne doit pas le bouger.

Les assistans regardaient avec surprise l’étranger de Candie, Leur nombre augmentait. Les uns occupaient le remblai planté d’acacias ; d’autres couronnaient l’aride promontoire à pic sur les récifs. Çà et là, sur les grands blocs monstrueux, une nacelle de roseaux resplendissait comme de l’or, au pied de l’énorme éboulement de falaise pareil à une ruine de tour cyclopéenne devant l’immensité de la mer.

Soudain, de dessus la hauteur, une voix annonça :

— La voici !

D’autres voix suivirent :

— La mère ! la mère !

Tout le monde se retourna ; quelques-uns descendirent du remblai ; ceux du promontoire se penchèrent en avant. Dans l’attente, tous se turent. Le gardien recouvrit le cadavre avec le drap. Dans le silence, la mer haletait à peine, les acacias bruissaient à peine.

Et alors, dans le silence, on entendit les cris de l’arrivante.

La mère venait le long du rivage, sous le soleil, criant. Elle était vêtue de la robe des veuves. Le corps courbé, elle trébuchait sur la grève, criant :

— Mon fils ! mon fils !

Elle levait les mains au ciel, puis se frappait les genoux, criant :

— Mon fils !

Un de ses fils plus âgés, avec un mouchoir rouge noué autour du cou, la suivait d’un air d’hébétude en essuyant ses larmes avec le revers de sa main.

Elle cheminait le long du rivage, courbée, se frappant les genoux, se dirigeant vers le drap blanc. Et, tandis qu’elle appelait le mort, sa bouche laissait échapper des cris qui n’avaient rien d’humain, semblables au glapissement d’une chienne sauvage. À mesure qu’elle approchait, elle se penchait plus bas, se mettait presque à quatre pattes ; arrivée, elle se jeta sur le drap avec un hurlement.

Elle se releva. De sa main rude et noirâtre, une main endurcie à tous les labeurs, elle découvrit le cadavre. Elle le regarda quelques instans, immobile, comme pétrifiée. Puis, à plusieurs reprises, d’une voix aiguë, de toute la force de ses poumons, elle cria comme pour réveiller le mort :