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un gémissement s’exhalait, une voix murmurante disait le premier appel douloureux du désir solitaire, la première angoisse confuse dans le pressentiment du supplice futur. Et ce soupir et ce gémissement et cette voix s’élevaient de la souffrance vague jusqu’à l’acuité d’un cri impétueux, disant l’orgueil d’un rêve, l’anxiété d’une aspiration surhumaine, la volonté terrible et implacable de la possession. Avec une furie dévorante, comme un incendie qui éclaterait d’un abîme ignoré, le désir se dilatait, s’agitait, flamboyait, toujours plus haut, toujours plus haut, alimenté par la plus pure essence d’une double vie. L’ivresse de la flamme mélodieuse enveloppait toutes choses ; tout ce qu’il y a au monde de souverain vibrait éperdument dans l’immense ivresse, exhalait sa joie et sa douleur la plus cachée en se sublimant et se consumant. Mais, soudain, les efforts d’une résistance, les colères d’une lutte frémissaient et vibraient dans l’essor de cette ascension orageuse ; et ce grand jet de vie, brisé tout à coup contre un invisible obstacle, retombait, s’éteignait, ne jaillissait plus. Dans l’ombre et dans le silence de l’espace recueilli, dans l’ombre et dans le silence frissonnant de toutes les âmes, un soupir montait du golfe Mystique, un gémissement mourait, une voix brisée disait la tristesse de la solitude éternelle, l’aspiration vers la nuit éternelle, vers le divin, l’originel oubli.

Et voici qu’une autre voix, une voix de réalité humaine, une voix modulée par des lèvres humaines, jeune et forte, mêlée de mélancolie, d’ironie et de menace, une voix chantait une chanson de la mer, au haut du mât, sur le navire qui amenait au roi Marc la blonde épouse irlandaise. Elle chantait : « Vers l’Occident erre le regard : vers l’Orient file le navire. Frais, le vent souffle vers la terre natale. Ô fille d’Irlande, où t’attardes-tu ? Ce qui gonfle ma voile, sont-ce tes soupirs ? Souffle, souffle, ô vent. Malheur, ah ! malheur, fille d’Irlande, amour sauvage ! » C’était l’admonition de la vedette, l’avertissement prophétique, allègre et menaçant, plein de caresse et de raillerie, indéfinissable. Et l’orchestre se taisait. « Souffle, souffle, ô vent. Malheur, ah ! malheur, fille d’Irlande, amour sauvage ! » La voix chantait sur la mer tranquille, seule dans le silence, tandis que sous la tente Yseult, immobile sur sa couche, semblait plongée dans le rêve obscur de son destin.

Ainsi s’ouvrait le drame. Le souffle tragique, qui avait déjà agité le prélude, passait et repassait dans l’orchestre. Subitement, la puissance de destruction se manifestait en la femme magicienne contre l’homme qu’elle avait élu, qu’elle avait voué à la mort. Sa colère se déchaînait avec l’énergie des élémens aveugles ; elle