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invoquait toutes les forces terribles de la terre et du ciel pour détruire l’homme qu’elle ne pouvait pas posséder. « Éveille-toi à mon appel, puissance indomptable ; lève-toi du cœur où tu t’es cachée ! Ô vents incertains, écoutez ma volonté. Secouez le sommeil de cette mer rêveuse, ressuscitez des profondeurs l’implacable convoitise, montrez-lui la proie que je lui offre ! Brisez le vaisseau, engloutissez les épaves ! Tout ce qui palpite et respire, ô vents, je vous le donne en récompense. « À l’admonition de la vedette répondait le pressentiment de Brangaine : « malheur ! Quelle ruine je pressens, Yseult ! » Et la femme douce et dévouée tâchait d’apaiser cette folle fureur. « Oh ! dis-moi ta tristesse, Yseult ! Dis-moi ton secret ! « Et Yseult : « Mon cœur suffoque. Ouvre, ouvre la courtine toute grande ! »

Tristan apparaissait, debout, immobile, les bras croisés, le regard fixé sur les lointains de la mer. Du haut du mât, la vedette reprenait sa chanson, sur le flot montant de l’orchestre. « Malheur, oh ! malheur… » Et, tandis que les yeux d’Yseult contemplaient le héros, allumés d’une sombre flamme, du golfe Mystique surgissait le motif fatal, le grand et terrible symbole d’amour et de mort en qui était enfermée toute l’essence de la tragique fiction. Et, de sa propre bouche, Yseult proférait l’arrêt : « Élu par moi, perdu par moi. »

La passion mettait en elle une volonté homicide, réveillait dans les racines de son être un instinct hostile à l’être, un besoin de dissolution, d’anéantissement. Elle s’exaspérait à chercher en elle et autour d’elle une puissance foudroyante qui frapperait et détruirait sans laisser de trace. Sa haine se faisait plus atroce à la vue du héros calme et immobile qui sentait la menace se condenser sur sa tête et qui savait l’inutilité de toute résistance. Sa bouche s’emplissait d’un amer sarcasme. « Que penses-tu de ce serf ? » demandait-elle à Brangaine, avec un sourire inquiet. D’un héros, elle faisait un serf, elle se déclarait dominatrice. « Dis-lui que j’ordonne à mon vassal de redouter sa souveraine, moi, Yseult. » Tel était le défi qu’elle lui envoyait pour une lutte suprême ; tel était l’appel que la force jetait à la force. Une solennité sombre accompagnait la marche du héros vers le seuil de la tente, lorsque l’heure irrévocable avait sonné, lorsque le filtre avait déjà rempli la coupe, lorsque le destin avait déjà resserré son cercle autour des deux vies. Yseult, appuyée à sa couche, pâle comme si la grande fièvre eût consumé tout le sang de ses veines, attendait, silencieuse ; silencieux, Tristan apparaissait sur le seuil : l’un et l’autre hauts de toute leur hauteur. Mais l’orchestre disait l’indicible anxiété de leurs âmes.