— Pour désirer et pour mourir ! Pour mourir de désirer ! — Oh ! non, non. Tel n’est point ton véritable sens… Désirer, désirer, désirer jusque dans la mort ; mais non pas mourir de désirer… » De plus en plus puissant, de plus en plus tenace, le philtre le corrodait jusqu’aux moelles. Tout son être se tordait dans l’insoutenable spasme. Par momens, l’orchestre avait des crépitations de bûcher. La violence de la douleur le traversait parfois tout entier avec une impétuosité de rafale, en avivant les flammes. Des sursauts subits le secouaient ; des cris atroces s’en échappaient ; des sanglots étouffés s’y éteignaient. « Le philtre ! le philtre ! Le terrible philtre ! Avec quelle furie je le sens monter de mon cœur à mon cerveau ! Nul remède désormais, nulle douce mort ne peut me délivrer de la torture du désir. En aucun lieu, en aucun lieu, hélas ! je ne trouverai le repos. La nuit me repousse vers le jour, et l’œil du soleil se repaît de mon perpétuel souffrir. Ah ! comme le soleil ardent me brûle et me consume ! Et n’avoir pas même, n’avoir jamais le rafraîchissement d’une ombre pour cette brûlure dévorante ! Quel baume pourrait procurer un soulagement à mon horrible supplice ? » Il portait dans les veines et dans les moelles le désir de tous les hommes, de toute l’espèce, amassé de génération en génération, aggravé des fautes de tous les pères et de tous les fils, des ivresses de tous, des angoisses de tous. En son sang refleurissaient les germes de la concupiscence séculaire, se remêlaient les impuretés les plus diverses, refermentaient les venins les plus subtils et les plus violens que, depuis les âges immémoriaux, de purpurines bouches sinueuses de femmes avaient versés aux mâles concupiscens et subjugués. Il était l’héritier du mal éternel. « Ce terrible philtre qui me condamne au supplice, c’est moi, moi-même qui l’ai composé. Avec les agitations de mon père, avec les convulsions de ma mère, avec toutes les larmes d’amour versées en d’autres temps, avec le rire et avec les pleurs, avec les voluptés et avec les blessures, je l’ai composé moi-même, le poison de ce philtre. Et je l’ai bu à longues gorgées de délices… Maudit sois-tu, philtre terrible ! Maudit soit qui t’a composé ! » Et il retombait sur sa couche, exténué, inanimé, pour reprendre encore ses esprits, pour sentir encore l’ardeur de sa plaie, pour voir encore de ses yeux hallucinés l’image souveraine traversant les champs de la mer. « Elle vient, elle vient vers la terre, bercée mollement sur de grands flots de fleurs enivrantes. Son sourire verse sur moi une divine consolation ; elle m’apporte le rafraîchissement suprême… » Ainsi invoquait-il, ainsi voyait-il, de ses yeux clos désormais à la commune lumière, la magicienne, la maîtresse des baumes, la médicatrice de toutes les blessures. « Elle vient, elle vient ! Ne la vois-tu
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