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créatures vivantes ont seulement aux heures où leur vie s’harmonise dans un équilibre temporaire de toutes les énergies d’accord avec les conditions extérieures favorables. Comme d’autres fois, elle semblait s’épanouir dans la bonté de l’air marin, dans la fraîcheur du soir estival ; et elle faisait penser à une de ces magnifiques fleurs crépusculaires qui ouvrent les couronnes de leurs pétales au coucher du soleil.

Après une longue pause où l’on entendit sur les grèves la rumeur de la mer pareille à un bruissement de feuilles arides, George demanda :

— Crois-tu au destin ?

— Oui, j’y crois.

Mal disposée à la gravité triste vers laquelle semblaient tendre les paroles de George, elle avait répondu sur un ton léger de badinage. Lui, blessé, repartit vivement avec amertume :

— Sais-tu quel jour c’est, aujourd’hui ?

Perplexe, inquiète, elle demanda :

— Quel jour ?

Il eut une illusion. Jusqu’alors il avait évité de rappeler à l’oublieuse l’anniversaire de la mort de Démétrius ; une répugnance de plus en plus farouche l’empêchait de proférer ce nom pur, d’évoquer cette fière image hors du sanctuaire. Il sentait qu’il aurait profané sa religieuse douleur en admettant Hippolyte à la partager. Et ce qui avivait encore ce sentiment, c’est qu’il était dans un de ces intervalles ordinaires de lucidité cruelle où il revoyait en Hippolyte la femme de délices, la « fleur de concupiscence », l’Ennemie. Il se contint, et avec un faux rire subit :

— Regarde ! s’écria-t-il. C’est fête à Ortone.

Il indiquait dans le lointain glauque la cité maritime qui se couronnait de feux.

— Comme tu es étrange, aujourd’hui ! dit-elle.

Puis, le fixant avec cette expression singulière qu’elle avait coutume de prendre lorsqu’elle voulait l’apaiser et l’adoucir, elle ajouta :

— Viens ici, viens t’asseoir à mon côté…

Il était debout, au seuil d’une des portes qui s’ouvraient sur la loggia, dans l’ombre. Elle était assise dehors, sur le parapet, vêtue d’une légère robe blanche, dans une pose alanguie, surgissant de tout le buste sur le fond de la mer où s’attardaient encore les clartés du crépuscule ; et le profil de sa tête brune se dessinait dans une zone d’ambre limpide. Elle avait l’air de renaître, comme au sortir d’un lieu clos et suffocant, d’une atmosphère lourde d’exhalaisons empoisonnées. Aux yeux de George, elle avait l’air de s’évaporer comme une fiole de parfums, de