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laisser se répandre la vie idéale qu’avaient accumulée en elle les puissances de la musique, de se vider peu à peu des rêves importuns, de revenir à la primitive animalité.

George pensait : « Comme toujours, elle n’a fait que recevoir et garder docilement les attitudes que je lui ai données. La vie intérieure a été toujours et est toujours factice chez elle. Ma suggestion une fois interrompue, elle retourne à sa nature propre, elle redevient une femme, un instrument de basse lasciveté. Rien ne changera jamais sa substance, rien ne la purifiera. Elle a le sang plébéien, et dans le sang, qui sait quelles hérédités ignobles ! Mais, moi non plus, je ne pourrai jamais m’affranchir du désir qu’elle a allumé en moi ; je ne pourrai jamais l’extirper de ma chair. Et, dorénavant, je ne pourrai vivre ni avec elle ni sans elle. Je sais que je dois mourir ; mais la laisserai-je à un successeur ? » Sa haine contre l’inconsciente créature ne s’était jamais soulevée avec autant de violence. Il la déchirait sans pitié, avec une acrimonie qui l’étonnait lui-même. C’était comme s’il se fût vengé d’une infidélité, d’une déloyauté qui aurait dépassé toutes les limites de la perfidie. Il éprouvait l’envieuse rancune du naufragé qui, au moment où il enfonce, aperçoit près de lui son camarade sur le point de se sauver, de se raccrocher à la vie. Pour lui, cet anniversaire venait apporter une nouvelle confirmation de l’arrêt qu’il savait déjà irrévocable. Pour lui, ce jour était l’Epiphanie de la Mort. Il sentait qu’il n’était plus maître de lui-même ; il sentait l’absolue domination de l’idée fixe qui, d’un instant à l’autre, pouvait lui suggérer l’acte suprême et en même temps communiquer à sa volonté l’impulsion effective. Et, tandis que des images criminelles lui traversaient confusément le cerveau : « Dois-je mourir seul ? se répétait-il à lui-même. Dois-je mourir seul ? »

Il tressaillit quand Hippolyte le toucha au visage et lui passa les bras autour du cou.

— Je t’ai fait peur ? demanda-t-elle.

En le voyant disparaître dans l’ombre de plus en plus épaisse qui occupait l’embrasure de la porte, une inquiétude singulière l’avait prise et elle s’était levée pour l’embrasser.

— À quoi pensais-tu ? Qu’as-tu ? Pourquoi es-tu comme cela aujourd’hui ?

Elle lui parlait d’une voix insinuante, et, le tenant toujours embrassé, elle lui caressait la tempe. Lui, dans l’obscurité, voyait la mystérieuse pâleur de ce visage, voyait la lueur de ces yeux. Un tremblement incoercible l’envahit.

— Tu trembles ? Qu’as-tu ? Qu’as-tu ?

Elle se détacha de lui, chercha une bougie sur la table, l’alluma. Et elle se rapprocha, inquiète, lui prit les deux mains.