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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 130.djvu/54

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avait les larmes aux yeux et je souffrais beaucoup ». Il excellait ainsi à chasser de sa mémoire les traits de son passé qui auraient pu lui causer regret ou tristesse. Du reste, en racontant cet épisode de sa vie que ses admirateurs ont appelé « l’idylle de Sesenheim », et qui, en réalité, ne fut une idylle que pour lui, il développe paisiblement cette métaphore, dont on ne manquera pas de goûter la tranquille indifférence : « Les inclinations de jeunesse, nourries à l’aventure, peuvent se comparer à la bombe lancée de nuit, qui monte en décrivant une ligne gracieuse et brillante, se mêle aux étoiles, semble même s’arrêter un moment au milieu d’elles, et, descendant ensuite, trace de nouveau le même sillon, mais en sens inverse, ET PORTE ENFIN LA RUINE AU LIEU où ELLE ACHEVE SA COURSE. » N’avions-nous pas raison de dire que le style même est révélateur, et le choix d’une telle image n’a-t-il pas à lui seul plus de sens que l’image elle-même ? Du reste, en nous renseignant sur la façon dont en lui la vie se métamorphosait en littérature, il étale de nouveau, avec son calme habituel, cette congénitale insensibilité, qu’en d’autres endroits il voudrait tant cacher : « Ce qu’on a pensé, dit-il, les images des choses qu’on a vues, se retrouvent dans l’esprit et dans l’imagination ; MAIS LE CŒUR EST MOINS COMPLAISANT… » parce que le rôle qu’on lui laisse est plus limité. Les hommes qui ont vécu par le cœur savent bien qu’il a sa mémoire : Rousseau, par exemple, se rappelait mieux ses sentimens que ses idées. Gœthe a si bien oublié les siens que souvent, quoiqu’il déploie en certaines parties de son récit une grande habileté de conteur, il cherche en vain à leur donner une expression un peu vivante, il s’oublie jusqu’à des images comme celle-ci : « Cet enfant, que l’on appelle Amour, se cramponne même avec obstination au vêtement de l’Espérance, quand elle prend déjà sa course pour s’éloigner à grands pas. »

Il serait facile de trouver, dans chacun des romans de jeunesse qui sont cependant ce qu’il y a de plus gracieux et de plus séduisant dans les Mémoires, des fragmens d’une égale signification. A quoi bon insister davantage ? L’opinion courante concède beaucoup de privautés aux grands hommes :

Pour les héros et nous, Dieu fit des poids divers.

On leur pardonne volontiers les larmes répandues pour eux, si leur génie en a profité. Or, celui de Gœthe s’est nourri de douleurs étrangères, et vraiment, on peut admirer l’art avec lequel il les a dépouillées de ce qu’elles ont eu d’amertume et, pour ainsi dire, cristallisées dans sa sérénité. Nous ne songerions donc point à le lui reprocher, s’il ne tenait absolument à jouer l’homme sensible.