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C’est parce qu’il a cette prétention qu’on est enclin à la lui dénier.

On lui reproche encore d’avoir systématiquement rabaissé les hommes de mérite avec lesquels il se trouva en relations, de manière à s’élever au-dessus d’eux. Il le fit certainement pour Herder, dont il nous livre un portrait désobligeant, et même un peu caricatural.

Au moment où les deux jeunes gens se rencontrèrent, Herder, bien qu’à peine âgé de vingt-six ans, était déjà célèbre. Esprit ombrageux et susceptible, il avait derrière lui une enfance douloureuse, qui devait à jamais le teinter de mélancolie. Mécontent de sa position, — il était chapelain et précepteur du jeune prince de Holstein-Gottorp, — il s’en plaignait volontiers avec quelque amertume. De plus, il souffrait d’une fistule à l’œil, qu’on lui opéra sans succès. Ajoutez à cela qu’il venait de recevoir une lettre de rupture de sa fiancée, Mlle Flachsland, que le ton violent de sa correspondance avait inquiétée et dont il s’occupait à regagner la faveur, — vous comprendrez qu’il fût d’humeur assez maussade, et qu’il trouvât Strasbourg « l’endroit le plus méprisable, le plus sauvage, le plus désagréable » qu’il eût jamais vu de sa vie. Son souci dominant, c’était de s’isoler, de s’enfermer dans sa chambre de l’auberge du Saint-Esprit, avec son mal et son chagrin. Il n’y réussit pas : sa gloire naissante attira auprès de lui quelques jeunes gens qui forcèrent sa porte, s’installèrent à son chevet, et furent pour lui, selon son humeur, tantôt un découragement, tantôt une distraction. Gœthe était du nombre : il s’introduisit lui-même, fut assez bien accueilli, revint, subit des incartades, des épigrammes, des plaisanteries et de mauvais calembours. Car Herder, qui ne devina pas son futur génie, ne vit en lui qu’un bon jeune homme, « un bon garçon quoiqu’un peu léger et frivole », et le confondit avec les « deux ou trois individus » qui l’empêchèrent d’être complètement seul. Quant à Gœthe, il « profita », avec cette sagesse supérieure à son âge que voilait son apparente frivolité : « Comme je savais estimer à haut prix tout ce qui contribuait à mon développement, dit-il… je m’accoutumai bientôt à son humeur et m’attachai seulement à distinguer, autant que cela m’était possible au point de vue où j’étais alors, les critiques fondées des invectives injustes. » Mais s’il se prêta complaisamment aux rebuffades de son nouvel ami, il ne les oublia pas. Le récit qu’il en donne dans les Mémoires l’en venge sans noblesse, et se termine par un trait qu’il faut relever :

Comme son séjour avait été aussi onéreux qu’agréable, j’empruntai pour lui une somme d’argent, qu’il s’engagea à rembourser à terme fixe. Le temps passa et l’argent n’arrivait pas. Mon créancier ne me pressait point ;