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réflexion qui dépasse la longueur d’une vie humaine et de plusieurs vies humaines. L’histoire, déjà suffisamment longue, lui a appris que les choses physiques se sont comportées de la même manière depuis bien des siècles, qu’il y a là un dessein suivi depuis des milliers d’années avec une invariable constance. Il suffit d’une généralisation assez naturelle pour passer de cette constatation à l’idée de l’unité et de l’éternité du monde.

Voilà un homme tout nouveau, avons-nous dit. Sans doute. Cependant, qu’il ne croie pas être infiniment différent de ses ancêtres. Il croit à un Dieu un ; mais ce Dieu, universel pour sa raison, est pour son cœur aussi particulier et aussi local qu’un Pénate ou un Fétiche. Il le prie pour lui, il l’invoque pour lui, il lui demande des grâces particulières, il lui promet quelque chose, discute avec lui, ruse avec lui, a pour lui le genre de culte qu’a le sauvage pour sa poupée protectrice. Qu’est-ce à dire ? Que cet homme, moins impulsif que ses plus anciens aïeux, moins enfant que ses grands-pères, est encore un égoïste. Il vit en lui et pour lui, non dans l’espèce et pour l’espèce ; il n’a qu’accidentellement l’instinct humanitaire à l’état de passion, de sentiment profond. À ce titre, il est encore un animal ou un enfant. En un mot il est encore individualiste ; tant que l’individualisme ne sera pas aboli, l’évolution humaine ne sera que commencée. Tant que l’individualisme ne sera pas aboli, l’humanité ne sera pas suffisamment détachée de l’animalité. La morale est en formation ; elle ne sera achevée que quand l’instinct social pour commencer, l’instinct humanitaire ensuite, auront complètement remplacé l’individualisme.

Et voilà la morale telle que la conçoit Auguste Comte. Elle est toute naturelle, puisqu’elle n’est que le développement de l’instinct le plus ancien, évidemment, et le plus profond de l’homme, l’instinct social ; elle est régulière en son développement puisqu’elle suit le progrès naturel de l’humanité, puisqu’elle suit les effets progressifs de la dynamique sociale, puisqu’il n’y a qu’à la prendre là où elle est arrivée et à la pousser plus loin dans le même sens ; elle ne demande rien ni à la métaphysique, ni à la théologie, ni aux merveilles de l’abstraction, ni aux miracles de la révélation. Elle se fonde simplement en bonne physiologie, en bonne biologie et en bonne histoire. Elle prend l’homme où il en est.

On pouvait craindre que cette philosophie positive, ne voulant pas voir d’abîme entre les sciences de la nature et les sciences de l’homme, ne pût jamais fonder une morale, n’y ayant aucune morale dans les sciences naturelles, ni aucune moralité dans la nature. Mais il lui a suffi de prendre l’homme vraiment tel qu’il